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supporter la pauvreté, et pour dédaigner les avantages de la vanité. J’ai tant joui, j’ai si bien senti le prix de la vie, que, s’il fallait recommencer, je voudrais que ce fût aux mêmes conditions. Aimer et souffrir, le ciel et l’enfer, voilà à quoi je me dévouerais, voilà le climat que je voudrais habiter, et non cet état tempéré dans lequel vivent les sots et les automates dont nous sommes environnés. »

Quoique l’histoire de Mlle de Lespinasse soit terminée, on nous pardonnera de dire encore quelques mots sur d’Alembert que M. de La Harpe a calomnié avec autant de pédantisme que d’effronterie. Au bout de six mois, la pauvre Julie était presque oubliée. Le grand géomètre seul la pleurait.

« Jamais, dit Marmontel, je n’aurais cru qu’un génie si fort, si beau par sa raison et sa sagesse, pût habiter le même corps avec un cœur aussi tendre, aussi aimant et aussi constant. Si on eût demandé qui avait l’ame assez stoïque pour supporter un malheur, tout le monde eût pensé que ce devait être d’Alembert. Qu’on juge de mon étonnement lorsque je le vis tout-à-fait inconsolable. »

On lui avait donné un logement au Louvre. Il vint s’y ensevelir ; mais il n’y reprit pas ses travaux et ne s’entretenait avec ses amis que de la solitude où il était tombé.

Pour diminuer son chagrin, Marmontel lui rappelait un jour combien son amie était changée à son égard depuis plus d’un an.

— Oui, répondit d’Alembert, elle était changée ; mais moi, je ne l’étais pas. Elle ne vivait pas pour moi ; mais je vivais toujours pour elle. Ah ! que n’ai-je encore à souffrir de cette amertume qu’elle savait si bien faire oublier ! Souvenez-vous des heureuses soirées que nous passions ensemble. À présent, que me reste-t-il ? Au lieu d’elle, je vais, en rentrant chez moi, retrouver son ombre, qui m’a suivi jusque dans ce logement du Louvre où je n’entre qu’avec effroi comme dans un tombeau.

Le roi de Prusse, qui avait pour d’Alembert une amitié vive, et qui lui écrivait souvent, lui envoya deux lettres de consolation sur la mort de Mlle de Lespinasse. Ces lettres sont belles et dictées par un sentiment très sincère. On y reconnaît l’ami et nullement le souverain. Nous terminerons cette notice par l’extrait suivant de la réponse du philosophe :


« Sire,

« Mon ame et ma plume n’ont pas d’expressions pour témoigner à votre majesté la tendre et profonde reconnaissance dont m’a pénétré