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UN HIVER AU MIDI DE L’EUROPE.

nature de faire pour lui ces prodiges ; c’était bien assez d’un malade. Mais l’autre, loin de prospérer avec l’air humide et les privations, dépérissait d’une manière effrayante. Quoiqu’il fût condamné par toute la faculté de Palma, il n’avait aucune affection chronique ; mais l’absence de régime fortifiant l’avait jeté, à la suite d’un catarrhe, dans un état de langueur dont il ne pouvait se relever. Il se résignait, comme on sait se résigner pour soi-même ; nous, nous ne pouvions pas nous résigner pour lui, et je connus pour la première fois de grands chagrins pour de petites contrariétés, la colère pour un bouillon manqué ou chipé par les servantes, l’anxiété pour un pain frais qui n’arrivait pas, ou qui s’était changé en éponge en traversant le torrent sur les flancs d’un mulet. Je ne me souviens certainement pas de ce que j’ai mangé à Pise ou à Trieste ; mais je vivrais cent ans, que je n’oublierais pas l’arrivée du panier aux provisions à la Chartreuse. Que n’eussé-je pas donné pour avoir un consommé et un verre de Bordeaux à offrir tous les jours à notre malade ! Les alimens majorquins et surtout la manière dont ils étaient apprêtés, quand nous n’y avions pas l’œil et la main, lui causaient un invincible dégoût. Dirai-je jusqu’à quel point ce dégoût était fondé ? Un jour qu’on nous servait un maigre poulet, nous vîmes sautiller sur son dos fumant d’énormes maîtres Floh, dont Hoffmann eût fait autant de malins esprits, mais que certainement il n’eût pas mangés en sauce. Mes enfans furent pris d’un si bon rire d’enfans, qu’ils faillirent tomber sous la table.

Le fond de la cuisine majorquine est invariablement le cochon sous toutes les formes et sous tous les aspects. C’est là qu’eût été de saison le dicton du petit Savoyard faisant l’éloge de son cabaret, et disant avec admiration qu’on y mange cinq sortes de viandes, à savoir : du cochon, du porc, du lard, du jambon et du salé. À Majorque, on fabrique, j’en suis sûr, plus de deux mille sortes de mets avec le porc, et au moins deux cents espèces de boudin, assaisonnées d’une telle profusion d’ail, de poivre, de piment et d’épices corrosives de tout genre, qu’on y risque la vie à chaque morceau. Vous voyez paraître sur la table vingt plats qui ressemblent à toutes sortes de mets chrétiens : ne vous y fiez pas cependant ; ce sont des drogues infernales cuites par le diable en personne. Enfin vient au dessert une tarte en pâtisserie de fort bonne mine, avec des tranches de fruit qui ressemblent à des oranges sucrées ; c’est une tourte de cochon à l’ail, avec des tranches de tomatigas, de pommes d’amour et de piment, le tout saupoudré de sel blanc, que vous prendriez pour du sucre à son air d’innocence.

Il y a bien des poulets, mais ils n’ont que la peau et les os. À