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profits aux Majorquins. Nous avions surnommé Majorque l’île des singes, parce que, nous voyant environnés de ces bêtes sournoises, pillardes et pourtant innocentes, nous nous étions habitués à nous préserver d’elles sans plus de rancune et de dépit que n’en causent aux Indiens les jockos et les orangs espiègles et fuyards.

Cependant on ne s’habitue pas sans tristesse à voir des créatures revêtues de la forme humaine, et marquées du sceau divin, végéter ainsi dans une sphère qui n’est point celle de l’humanité présente. On sent bien que cet être imparfait est capable de comprendre, que sa race est perfectible, que son avenir est le même que celui des races plus avancées, et qu’il n’y a là qu’une question de temps, grande à nos yeux, inappréciable dans l’abîme de l’éternité. Mais plus on a le sentiment de cette perfectibilité, plus on souffre de la voir entravée par les chaînes du passé. Ce temps d’arrêt, qui n’inquiète guère la Providence, épouvante et contriste notre existence d’un jour. Nous sentons par le cœur, par l’esprit, par les entrailles, que la vie de tous les autres est liée à la nôtre, que nous ne pouvons point nous passer d’aimer ou d’être aimés, de comprendre ou d’être compris, d’assister et d’être assistés. Le sentiment d’une supériorité intellectuelle et morale sur d’autres hommes ne réjouit que le cœur des orgueilleux. Je m’imagine que tous les cœurs généreux voudraient, non s’abaisser pour se niveler, mais élever à eux, en un clin d’œil, tout ce qui est au-dessous d’eux, afin de vivre enfin de la vraie vie de sympathie, d’échange, d’égalité et de communauté, qui est l’idéal religieux de la conscience humaine. Je suis certain que ce besoin est au fond de tous les cœurs, et que ceux de nous qui le combattent et croient l’étouffer par des sophismes en ressentent une souffrance étrange, amère, à laquelle ils ne savent pas donner un nom. Les hommes d’en bas s’usent ou s’éteignent quand ils ne peuvent monter, ceux d’en haut s’indignent et s’affligent de leur tendre vainement la main, et ceux qui ne veulent aider personne sont dévorés de l’ennui et de l’effroi de la solitude, jusqu’à ce qu’ils retombent dans un abrutissement qui les fait descendre au-dessous des premiers.

Nous étions donc seuls à Majorque, aussi seuls que dans un désert ; et quand la subsistance de chaque jour était conquise, moyennant la guerre aux singes, nous nous asseyions en famille pour en rire autour du poêle. Mais, à mesure que l’hiver avançait, la tristesse paralysait dans mon sein les efforts de gaieté et de sérénité. L’état de notre malade empirait toujours, le vent pleurait dans le ravin, la pluie battait nos vitres, la voix du tonnerre perçait nos épaisses murailles