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UN HIVER AU MIDI DE L’EUROPE.

gelait quelquefois, nous ne pûmes jamais lui faire comprendre ce que c’était que la gelée. Il ne connaissait ce mot dans aucune langue, et n’avait jamais entendu parler de pays plus froids que l’île de Majorque. Cependant il avait une idée de la France pour avoir vu passer la flotte qui marcha en 1830 à la conquête d’Alger ; c’avait été le plus beau, le plus étonnant, on peut dire le seul spectacle de sa vie. Il nous demanda si les Français avaient réussi à prendre Alger, et, quand nous lui eûmes dit qu’ils venaient de prendre Constantine, il ouvrit de grands yeux et s’écria que les Français étaient un grand peuple.

Il nous fit monter à une petite cellule fort malpropre, où nous vîmes le doyen des ermites. Nous le prîmes pour un centenaire, et fûmes surpris d’apprendre qu’il n’avait que quatre-vingts ans. Il était dans un état parfait d’imbécillité, quoiqu’il travaillât encore machinalement à fabriquer des cuillers de bois avec des mains terreuses et tremblantes. Il ne fit aucune attention à nous, quoiqu’il ne fût pas sourd, et, le prieur l’ayant appelé, il souleva une énorme tête qu’on eût prise pour de la cire, et nous montra une face hideuse d’abrutissement. Il y avait toute une vie d’abaissement intellectuel sur cette pauvre figure décomposée, dont je détournai les yeux avec empressement, comme de la chose la plus effrayante et la plus pénible qui soit au monde. Nous leur fîmes l’aumône, car ils appartiennent à un ordre mendiant, et sont encore en grande vénération parmi les paysans, qui ne les laissent manquer de rien.

En revenant à la Chartreuse, nous fûmes assaillis par un vent violent, qui nous renversa plusieurs fois, et qui rendit notre marche si fatigante, que notre malade en fut brisé.

La seconde promenade eut lieu quelques jours avant notre départ de Majorque, et celle-là m’a fait une impression que je n’oublierai de ma vie. Jamais le spectacle de la nature ne m’a saisi davantage, et je ne sache pas qu’il m’ait saisi à ce point plus de trois ou quatre fois dans ma vie. Les pluies avaient enfin cessé, et le printemps se faisait tout à coup. Nous étions au mois de février ; tous les amandiers étaient en fleurs, et les prés se remplissaient de jonquilles embaumées. C’était, sauf la couleur du ciel et la vivacité des tons du paysage, la seule différence que l’œil pût trouver entre les deux saisons ; car les arbres de cette région sont vivaces pour la plupart. Ceux qui poussent de bonne heure n’ont point à subir les coups de la gelée ; les gazons conservent toute leur fraîcheur, et les fleurs n’ont besoin que d’une matinée de soleil pour mettre le nez au vent. Lorsque notre jardin avait un demi-pied de neige, la bourrasque