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tionnés à l’œil avec le peu d’apparence du tronc ; c’est un poirier nain qui est, à lui seul, tout un verger. Certes la patrie de Cramer, de Calandrini, de Burlamaqui, de Trembley, de Bonnet et de Saussure, n’a rien à envier aux plus fières patries, surtout quand elle est la nourrice aussi et la mère adoptive de tant d’hommes dont le nom ne se sépare plus du sien, et quand elle a, selon les temps, Calvin pour les saints, Abauzit pour les sages. À Genève, grace à l’esprit de cité et de famille, apparaissent et se croisent de bonne heure des dynasties, des tribus de savans appliqués et honorés, les Godefroy, les Le Clerc, les Pictet, dans une sorte de renommée sans dissipation, qui ne va pas jusqu’à la gloire, et qui demeure revêtue et protégée de modestie et d’ombre. Genève est le pays qui a envoyé et comme prêté au monde le plus d’esprits distingués, sérieux et influens : De Lolme à l’Angleterre, Le Fort à la Russie, Necker à la France, Jean-Jacques à tout un siècle, et Tronchin, Étienne Dumont, et tant d’autres, en même temps qu’elle en a recueilli et fixé chez elle un grand nombre d’éminens de toutes les contrées aux divers temps. Mais, au milieu de toutes ces richesses, sur un seul point, si l’on consulte l’histoire littéraire de Genève, il y a presque disette, et dans les listes de Senebier, et dans les souvenirs qui les complètent, on ne rencontre pas, Jean-Jacques à part, un seul romancier célèbre, pas un seul poète illustre.

Les beaux-arts, ou du moins les arts agréables et utiles, y furent cultivés plus heureusement. Petitot, le célèbre peintre sur émail, paya sa belle part dans les chefs-d’œuvre du XVIIe siècle. Mais encore, en général, l’école des arts à Genève eut plutôt un caractère de patience, d’application et d’industrie ; l’utilité pratique ne s’en sépara point, et l’artiste serra de près l’artisan.

Une certaine légèreté d’agrément, qui est, à proprement parler, l’honneur poétique et littéraire, manqua donc à la culture genevoise : Senebier le reconnaît lui-même et en recherche les raisons : « La plupart des écrivains genevois, profonds dans l’invention et la déduction de leurs idées, sont faibles pour le coloris et pesans dans le style ; ces défauts ne naîtraient-ils pas de la gravité et de la réflexion que le sentiment de la liberté inspire, que le goût de prononcer sur les objets importans du gouvernement nourrit[1] ?… » Cela me paraît venir surtout de ce qu’en écrivant, les auteurs genevois, même ceux qui ont le sentiment du style, ne se sentent pas complètement chez eux

  1. Petit exemple, en passant, de cette pesanteur de diction dont il s’agit.