Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/858

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
850
REVUE DES DEUX MONDES.

d’autant plus qu’elles ne seront pas reproduites dans l’édition de Paris. Pour parler ensuite plus à l’aise de M. Töpffer, il est bon de le donner à connaître tout d’abord directement ; c’est le plus sûr moyen de faire voir que je n’en dis pas trop. Donc je transcris :

« .....En effet, avec le temps, avant peu d’années, votre bâton, d’abord simple connaissance, ensuite compagnon, instrument de vos travaux, plus tard associé à tous vos souvenirs, vous deviendra cher, et insensiblement le charme d’une douce habitude liera son existence à la vôtre. Quelle triste chose alors que de découvrir tardivement dans cet ami des défauts, des imperfections ; d’être conduit peut-être à rompre ces relations commencées pour en former de nouvelles qui ne sauraient plus avoir ni l’attrait ni la fraîcheur des premières !

« Franklin parle quelque part de cette affection d’habitude que l’on porte aux objets inanimés, affection qui n’est ni l’amitié ni l’amour, mais dont le siége est pourtant aussi dans le cœur. Quelques-uns disent que c’est là une branche de cette affection égoïste qui attache à un serviteur difficile à remplacer ; moi je pense que c’est un trait honorable de notre nature, lequel ne saurait s’effacer entièrement sans qu’il y ait pour l’ame quelque chose à perdre.

« C’est quelque chose de bienveillant, c’est aussi une espèce d’estime. Non-seulement nous aimons l’instrument que nous manions avec plaisir, avec facilité, mais bientôt, le comparant à d’autres, nous lui vouons quelque chose de plus, si surtout, à sa supériorité, il joint de longs services. Un simple outil a, pour l’ouvrier qui s’en sert, sa jeunesse, son âge mûr, ses vieux jours et excite en lui, selon ces phases diverses, des sentimens divers aussi. Il se plaît à la force, à la vivacité brillante qui distingue ses jeunes ans ; il jouit aux qualités qu’amène son âge mûr, aux défauts qu’il corrige ou tempère ; il estime surtout les qualités que ne lui ôte pas la vieillesse, et souvent (qui n’en a pas été le témoin ?) il le conserve par affection, même après qu’il est devenu inférieur à ses jeunes rivaux.

« Si vous avez jamais voyagé à pied, n’avez-vous point senti naître en vous et croître avec les journées et les services cette affection pour le sac qui préserve vos hardes, pour le bâton, si simple soit-il, qui a aidé votre marche et soutenu vos pas ? Au milieu des étrangers, ce bâton n’est-il pas un peu votre ami ; au sein des solitudes, votre compagnie ? N’êtes-vous pas sensible aux preuves de force ou d’utilité qu’il vous donne, aux dommages successifs qui vous font prévoir sa fin prochaine, et ne vous serait-il point arrivé, au moment de vous en séparer, de le jeter sous l’ombrage caché de quelque fouillis plutôt que de l’abandonner aux outrages de la grande route ! Si vous me disiez non, non jamais…, à grand regret, cher lecteur, je verrais se perdre un petit grain de cette sympathie qui m’attire vers vous[1].

  1. Je trouve chez une humble et douce muse de l’Angleterre, chez mistriss Caroline Southey, femme du grand poète de ce nom et fille elle-même de l’aimable