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les jeux charmans de l’ombre et de la lumière, des groupes animés, pittoresques, et cette figure humaine où se peignent sous mille traits la joie, l’ivresse, la paix, les longs soucis, l’enfantine gaieté ou la pudique réserve. » Jean-Jacques sentait de même, pauvre grand homme, tant dévoré du bourgeon ! L’auteur de Jules pratique à la Jean-Jacques et à moins de frais la nature et la foule ; il y recueille, chemin faisant, une quantité de petits tableaux, qu’il nous rend au vif et qui ont la transparence d’un Teniers ou d’un Ostade. En voulez-vous un échantillon : « À droite, c’est la fontaine où tiennent cour autour de l’eau bleue servantes, mitrons, valets, commères. On s’y dit douceurs au murmure de la seille qui s’emplit… » Rien que ces quelques mots ainsi jetés, familiers et envieillis, n’est-ce pas déjà harmonie et couleur ?

Mais le véritable chef-d’œuvre de M. Töpffer, et que j’ai exprès réservé jusqu’ici, me paraît être le premier livre du Presbytère. Je dis le premier livre uniquement, parce qu’il a d’abord été publié à part, parce qu’il fait un tout complet, parce qu’il ne nous donne du sujet que la fleur, et que c’est précisément cette fleur qui était en question et que l’on contestait à la littérature de Genève. Les livres suivans ont grand mérite encore et intérêt, comme nous le devons dire ; mais on s’y enfonce dans le terroir, et ce n’est pas notre affaire, à nous lecteurs toujours pressés et légers.

Genève et la Suisse sont la patrie moderne de l’idylle ; au pied des grands monts, dans ces petits jardins un peu pomponnés, on l’y pratique journellement, et cela même était une raison peut-être pour qu’on n’en écrivît point de distinguées. Ce qu’on est en train de pratiquer et de vivre, on ne l’idéalise guère. Il faut être un peu à distance de son modèle pour le peindre. C’est toujours l’histoire de ces amans qui aiment trop pour pouvoir dire. Quoi qu’il en soit, voilà une idylle véritable, née du pays, fille du Salève, et digne de se placer modestement à la suite de toutes celles qui ont fleuri, depuis Nausicaa, la première de toutes et la plus divine, jusqu’à Hermann et Dorothée.

Charles est auprès d’une mare, à midi, couché, à contempler trois graves personnages paisibles, trois canards endormis et bienheureux. Un malin désir le prend, il lance une pierre dans la mare et réveille du coup les trois heureux troublés. Lui-même, dans sa vie, il va éprouver quelque chose de semblable. Charles rêve, il rêve beaucoup plus depuis quelque temps ; il aime Louise, la fille du chantre, et s’il en croit de chers indices, une main donnée et oubliée dans la sienne