Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/871

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
863
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

de leur dimension, ne sauraient s’adresser au gros des lecteurs d’ici, ne gardent pas moins, pour nous autres critiques, un intérêt prolongé et un mérite d’art auquel M. Töpffer ne s’était jamais élevé jusque-là. Charles, une fois à Genève, placé dans la maison de M. le pasteur Dervey, où il poursuit ses études, correspond avec Louise, avec M. Prévère, avec le chantre Reybaz. Ceux-ci lui répondent ; les lettres de Louise surtout sont fort jolies et d’une piquante finesse. Un certain Champin, portier de la maison où demeure Charles, renoue avec Reybaz qu’il a connu autrefois, et devient bientôt le mauvais génie du roman. Ce Champin est une figure toute locale, comme qui dirait un ancien jacobin de Genève ; moyennant les lettres qu’il lui prête, l’auteur a cherché à représenter le vieil idiome populaire de la cité et de la rue dans tout son caractère, tandis que, par les lettres de Reybaz, il a voulu exprimer la langue des anciens de village, dans les cantons retirés où se conserve un français plus vieilli que celui des villes et plus coloré quelquefois. « Ce serait, dit-il de cette dernière, ma langue naturelle, si on se choisissait sa langue. Sous cette histoire développée des deux fiancés, il y a donc une étude approfondie de style, si je l’osais dire, tout comme dans les Fiancés de Manzoni, auxquels l’auteur a dû plus d’une fois penser ; mais c’est le style genevois, tant municipal que rural, qui s’y trouve expressément reproduit dans toutes ses nuances, et cela circonscrit le succès. Il me semble pourtant, dût la proposition d’abord étonner un peu, que, maintenant que l’Académie française entreprend un Dictionnaire historique de la langue, ce dépôt de vieux parler cantonnal, rassemblé dans le Presbytère, pourrait devenir un des fonds à consulter ; on en tirerait à coup sûr des remarques utiles sur la fortune et les aventures de certains mots. — Parmi les observations plus ou moins sérieuses que Charles transmet à Louise à travers l’effusion de ses sentimens, il en est qui touchent à des personnages historiques, célèbres dans le pays ; je noterai le dîner chez M. Étienne Dumont (lettre LIX). L’intégrité de vénération qui s’attache encore aux hommes méritans de ces contrées, et qui lie les générations les unes aux autres, s’y peint avec de bien profondes et pures couleurs. En lisant ces pages véridiques et me souvenant des objets, je comparais involontairement avec nous. Cela, me disais-je, ne peut se passer, se maintenir de la sorte que dans un ordre de société où cette rapidité dévorante ou futile, cette banalité qu’on appelle la mode ou la gloire, n’a pas flétri et usé les vertus. Ici, aussitôt parvenu à de certaines positions, on fait trop vite le tour de l’espèce ; on la connaît trop par tous ses