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vaise humeur, refuse au prêtre Chrysès de lui rendre sa fille captive ; belle occasion pour Calchas ! Comme les chefs le consultent sur la cause de l’épidémie qui afflige l’armée, le devin affecte adroitement une grande peur ; il fait sentir qu’il va offenser un important personnage, et se met sous la protection d’Achille, dont il intéresse ainsi la fierté à son entreprise ; puis, fort de la promesse du bouillant jeune homme, il fait comme avait fait Tirésias, il accuse le chef de l’armée d’être cause de la peste, et lui impose la mortifiante nécessité de rendre sa captive. Comme Œdipe, Agamemnon voudrait secouer le joug du prêtre : « Prophète de malheur, lui dit-il, tu ne prophétises que le mal ; tu t’élèves toujours contre moi ! » Mais la croyance populaire le force à obéir ; il n’ose maltraiter le prêtre, lui qui ose outrager Achille, lui qui ose enlever Briséis au plus vaillant des Grecs ! C’est de cet incident que jaillissent tous les flots de sang dont l’Iliade est remplie ; l’Iliade n’est donc, quant aux faits, qu’un épisode de la lutte du sacerdoce et de l’empire chez les Grecs.

Une remarque importante, c’est que, dans ces anciennes poésies, les ministres de la religion sont presque toujours représentés comme les défenseurs de la justice et de la paix contre l’oppression et l’anarchie. Le IIe livre de l’Odyssée offre un tableau qui, dégagé des circonstances locales et personnelles, et envisagé seulement comme situation sociale, semblerait encore une description anticipée de quelque scène de nos temps féodaux. Qu’on se représente, par exemple, la première moitié du XIIIe siècle, l’époque de la reine Blanche, alors que la royauté, laissée aux mains d’une femme et d’un enfant, était déchirée par l’aristocratie, qui s’en disputait les lambeaux ; alors que le pouvoir central cherchait à s’appuyer sur le peuple des villes, et lui accordait des chartes et des assemblées : faible secours d’abord, parce que les bourgeois redoutaient la pétulante chevalerie ; alors enfin que l’église interposait son autorité modératrice, et prêchait la paix de Dieu aux gentilshommes, qui s’en indignaient, et renvoyaient ces moines dans leurs moûtiers pour y dire des patenôtres. Eh bien ! ces traits si caractéristiques de notre histoire, ces élémens qui ont fermenté si long-temps dans notre société, nous les retrouvons à Ithaque. Pendant l’absence d’Ulysse, l’autorité faiblissant, la jeunesse aristocratique[1] s’émancipe, et s’empare des biens de la famille royale ; le jeune Télémaque cherche

  1. Μνκστῆρες…

    Τῶν ἀνδρῶν φίλοι υἶες, οἱ ἐνθάδε γ’ εἰσὶν ἄριστοι. Odyss. II, 50.