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rationnels pour convaincre et concilier. Dans les cités à castes, chacun trouve en naissant une profession imposée, une vie toute faite ; il se laisse porter à ce courant uniforme, et s’endort ou rêve ; mais, dans la Grèce tumultueuse, la défense personnelle était un besoin de chaque instant ; ce besoin faisait jaillir des efforts, des lumières, des expériences ; les esprits, aiguillonnés par la nécessité, s’exerçaient, se mesuraient, ébauchaient enfin cette politique raisonnée, qui cherchait à balancer les faits par des principes, qui s’exerçait à créer des constitutions pondérées, et qui plus tard inspira les efforts de Lycurgue et de Solon.

Ce fut là le point de départ de cet esprit rationnel et indépendant qui devint la spécialité de la Grèce, son contingent dans l’éducation de l’esprit humain ; ce fut le lien qui nous rattache encore à elle, et qui nous force à chercher en partie dans son histoire l’explication de ce que nous sommes. Nous voyons dans Homère cet élément se créer ; nous voyons même le degré de puissance qu’il avait acquis de son temps, car l’éloquence délibérative, qui la première eut besoin de logique, y fleurit déjà d’une beauté merveilleuse. Les peuples soumis au despotisme de la cité asiatique, et les tribus librement attachées au régime patriarcal ont peu de raisonnemens à faire ; leur discours procède par maximes brèves, par figures, par comparaisons, par interrogations, par emphase lyrique ; rien de bien suivi ; c’est l’état élémentaire de la logique naturelle. De là aux discours d’Homère, la distance est déjà très grande. C’est encore la simplicité des vieux âges, mais il y a moins de lacunes ; la pensée parcourt une chaîne plus continue ; l’argument est même assez serré quelquefois ; déjà l’expérience sait mettre à leur place les raisons qui doivent ménager la bienveillance, et celles qui doivent entraîner la conviction ou la passion ; en un mot, il y a de l’art, de cet art qu’Aristote et Quintilien devaient formuler un jour. Rien, sous ce rapport, n’est plus étonnant que cette magnifique conférence du neuvième chant de l’Iliade, entre Ulysse, Ajax, Phénix et Achille. Ces discours si dramatiques, si pleins de la situation et du caractère de chaque interlocuteur, attestent en même temps une habileté oratoire dont le poète n’aurait eu aucune idée, s’il n’avait vécu dans cette société orageuse, où le flot de la liberté européenne battait sans se lasser le roc immobile de l’autorité asiatique.

Ce fut donc une forte et radicale révolution que l’introduction de la race des Iones ou Hellènes dans la cité orientale ; elle ne pouvait rester superficielle, et, en effet, la pensée humaine en ressentit