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PHILOSOPHIE D’HOMÈRE.

l’action jusque dans ses profondeurs religieuses. La liberté politique ou plutôt la lutte, la critique politique, fit naître la critique philosophique. Comme la poésie était alors la seule expression des choses élevées, nous trouverons cette critique philosophique dans la poésie, quelque étrange que le fait puisse paraître d’abord.

Les chefs de guerre des Hellènes avaient à leur service des aèdes ou chanteurs (ἀοιδοί) qui les suivaient aux combats et combattaient eux-mêmes : talens soudains, naturels, inspirés par l’heure, échauffés par la bataille, nourris d’anciennes histoires, frères des bardes et des scaldes. Quand ces faiseurs de chansons se trouvèrent en contact avec la poésie sacerdotale, remplie de symboles dont les prêtres se réservaient la clé, ils n’y comprirent rien. Les prêtres, par d’immenses services rendus, avaient acquis une puissance héréditaire qui les avait gâtés ; pour conserver la prépondérance de leur caste, ils se faisaient une propriété exclusive de la science, qu’ils ne communiquaient au peuple que sous des formes inintelligibles, afin de rendre leur autorité d’interprétation nécessaire ; cette sacrilège exploitation de la croyance avait produit l’idolâtrie, erreur populaire provenue de ce qu’on prenait les symboles pour les réalités. Les aèdes donc prirent aussi les symboles à la lettre ; les symboles, expression d’une doctrine, devinrent des mythes, c’est-à-dire des histoires merveilleuses, qui, s’altérant et se multipliant, n’exprimèrent plus rien, et n’eurent plus aucun droit à l’adhésion des intelligences élevées. Voilà donc l’autorité de l’exégèse annulée, voilà la licence des pensées qui a fait irruption dans le domaine des croyances religieuses ; voilà le rationalisme grec qui naît sous une enveloppe poétique. On trouve même ce fait au fond d’un mythe ancien conservé par Diodore de Sicile. Les orientaux appelaient lin une hymne ou élégie religieuse fort en usage parmi eux, et qu’ils avaient introduite en Grèce en même temps que l’alphabet phénicien et le culte de Bacchus. Le mythe personnifie cette hymne, cette poésie sacerdotale, en un poète inspiré, qu’il appelle Linus. Or, ce Linus, est-il dit, eut pour élève Hercule ; ce qui veut dire que la poésie sacerdotale voulut se communiquer à la race grossière et vaillante des premiers Hellènes. Mais Hercule avait la tête dure ; il ne comprenait pas les leçons de son maître, et celui-ci l’ayant frappé, Hercule, saisi de colère, riposta d’un coup de sa lyre et l’étendit sur la place. C’est bien la figure de la nation conquérante dont le chant guerrier tue une poésie sacerdotale qu’elle ne comprend pas[1].

  1. D’après une autre tradition rapportée par Pausanias, ce fut Apollon (le dieu