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VINETTI.

ou grimpait sur les plus hautes cimes, à la conquête des nids de faucons. Vers le soir, il revenait d’ordinaire ; mais farouche, inquiet, ombrageux, il se glissait par la petite porte de la cour, et souvent, pour éviter mes remontrances, rampait dans les ténèbres jusqu’à la hutte du chien, avec lequel il passait la nuit. Ainsi grandissait cet enfant. Lorsqu’il eut quelques années de plus, il me devint un compagnon précieux, un auxiliaire presque indispensable ; le jour, il m’aidait à tenir mon école, et le soir, lorsque je m’asseyais à mon clavier, il prenait son violon et m’accompagnait des heures entières sur cet instrument dont il jouait à merveille sans avoir jamais eu d’autre maître que son instinct. Quelquefois il me faisait la lecture, soit dans un Diodore de Sicile, traduit en allemand, qui m’est venu par héritage de mon prédécesseur, soit dans les poèmes de Bürger, que j’avais rapportés de Goettingue ; et plus une ballade, plus une histoire contenait d’aventures étranges et romanesques, plus il y prenait goût et s’enflammait à sa tâche. Mais c’était surtout dans l’intelligence des textes sacrés, dans l’interprétation de l’ancien Testament, qu’on n’eût pas trouvé son pareil. Cette intelligence si hardie, si capable de mouvement et d’application, rachetait à mon sens bien des petits défauts de caractère. En dépit de l’inégalité de sa nature, je m’habituais de jour en jour à fonder sur lui toutes les espérances de ma vieillesse. Je pensais que le temps porterait conseil, et je ne pouvais renoncer à mes illusions, bien que son humeur démoniaque se réveillât de temps en temps et l’entraînât encore des jours entiers on ne sait où. Cet âpre caractère avait un fonds de dévouement et de générosité qui provoquait la sympathie et l’affection, et nul doute qu’à cette heure notre pauvre Seph ne fut assis avec nous à cette cheminée, sans cette malheureuse idée qui le prit de s’en aller avec son peuple.

Seph pouvait avoir dix-sept ans, lorsque le bruit se répandit qu’une troupe de bohémiens et de mauvais gueux battait le pays à la ronde ; déjà on ne parlait en tout lieu que de vols, de rapts et de brigandages, et, comme vous pensez bien, là où la réalité manquait, l’imagination n’était pas en peine de se mettre en frais. Les uns voulaient à toute force avoir aperçu de loin des femmes cuivrées, qui, les cheveux épars, furieuses, à demi nues, menaient leurs ébats dans les bruyères ; les autres prétendaient avoir rencontré près du moulin un grand drôle de mauvaise mine, armé d’une escopette. On racontait généralement qu’une tribu de ces bohémiens qui vont de ker-