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Combien de milles de Vicence à la première bourgade des Sette Communi ? lui demandai-je. — Un oiseau s’y rendrait en moins d’une heure, répondit l’aimable personnage dans le langage poétique qui lui était ordinaire. — Et un homme ? — Oh ! pour un homme, c’est autre chose ; il y a de terribles détours à faire et de terribles rampes à grimper. Il faut compter sur une grande journée, et encore… — Eh bien ? — Eh bien ! pour ne pas rester en chemin, il faudrait avoir un jarret de fer. — Les voitures n’ont donc pas accès dans les Sette Communi ? — Pas plus que dans les rues et les canaux de Venise ; mais dans Asiago, Arsiero ou Gallio, les chefs-lieux du pays, les mulets remplacent les gondoles. — Nous ferions alors la route à dos de mulet, reprit mon ami le convalescent, que le souvenir de la fameuse tête de crocodile mettait hors de lui, et qui, dans son exaltation, avait aussitôt songé à m’accompagner. — Faites mieux, nous dit notre hôte, je vais vous conduire à Bassano chez mon confrère Odoardo ; si les eaux sont basses et si le temps est beau, il vous fera prendre un chemin dont vous me donnerez des nouvelles. — Comment ! on peut donc se rendre aussi par eau dans vos Sette Communi ? — Oui, vraiment, ou plutôt par un chemin amphibie, à la fois terre et eau, où, même en plein jour, on ne marche qu’avec des lanternes à la main.

Le désir de connaître un pareil chemin eût seul suffi pour nous décider. Nous montâmes donc dans la carrettine de notre hôte, qui en moins de trois heures nous eut transportés chez son confrère de Bassano, à l’hôtel de la Lune. Cette petite ville, située au pied de hautes montagnes et bâtie sur une hauteur qui domine l’étroite vallée de la Brenta, nous eût paru jolie, si nous eussions pris le temps de l’examiner. Il était tard ; nous voulions coucher à Valstagna, d’où, le lendemain, nous comptions faire notre entrée dans les Sette Communi. Nous ne fîmes donc que traverser la ville, sans même nous arrêter à son église, où l’on nous eût montré des tableaux de Bassan, maître qui m’a toujours déplu, comme dessinateur confus et coloriste douteux. Nous nous enfonçâmes ensuite dans la vallée de la Brenta, ou plutôt dans une sorte de ravin sauvage, où de misérables bourgades, confusément jetées au milieu des rochers, portent encore les traces des boulets français, et nous arrivâmes, avec la nuit, dans le hameau de Carpenedo. Les vivres étaient rares dans cette bicoque, dont les habitans, mis en émoi par notre arrivée, ne tardèrent pas à nous entourer. Mon compagnon leur trouvait des physionomies de bandits et regrettait ses pistolets laissés à Vicence ; ils me parurent ressembler à des Tyroliens, au chapeau près, qui était plat et à petits bords. Nous