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aux jours de sa jeunesse, je l’avais vue devenir tout à coup si sérieuse et fixer sur moi, un regard si douloureux, que je m’étais amèrement repenti de mon indiscrétion. J’aurais pu, à l’aide de mes amis, faire interroger les voisins, mais j’aurais eu honte d’employer un tel moyen pour apprendre ce que ma bienfaitrice ne voulait pas me dire elle-même. Que m’importait d’ailleurs cette histoire mystérieuse du passé ? Que m’importait ce qu’il y avait d’étrange, d’inexplicable, dans son affection pour moi ? N’étais-je pas heureux de cette affection ? n’avais-je pas pour cette femme, près de laquelle le hasard m’avait amené, un respect, un attachement filial, et n’était-elle pas pour moi indulgente et tendre comme une mère ? Chaque fois que je revenais la voir, mon cœur s’ouvrait à elle avec plus d’abandon. Nous restions seuls après dîner dans son petit salon, et nous passions là des heures entières à causer comme si nous nous connaissions depuis long-temps. Chaque dimanche, son ingénieuse sollicitude lui faisait trouver quelque nouveau moyen de m’enrichir en ménageant ma délicatesse, et quand j’hésitais à accepter ses dons : — Prenez, prenez, me disait-elle ; je vous dois une illusion qui est un bonheur. C’est Dieu lui-même qui vous a amené près de moi pour nous donner à tous deux ce dont nous avions besoin, à vous une tutelle généreuse, à moi un peu de joie mensongère dans mes regrets.

Un jour que je refusais plus opiniâtrement encore que de coutume d’accepter tout ce qu’elle m’offrait, elle me dit d’un ton moitié riant et moitié sérieux : — Je ne suis pas si désintéressée que vous le croyez ; j’ai une grace à vous demander… puis s’interrompant tout à coup : Oh ! non, je n’oserais pas ; c’est une chose folle que vous ne comprendriez pas et qui me rendrait peut-être bien ridicule à vos yeux. — Non, parlez, lui dis-je ; parlez, je respecte aveuglément toutes vos volontés et je ne donnerai jamais à tout ce qui viendra de vous qu’une noble et sérieuse interprétation. — Eh bien ! je voudrais… mais en vérité, c’est un enfantillage qui va vous paraître étrange ; je voudrais vous voir venir un jour chez moi revêtu d’un habit vert avec des boutons de métal et un gilet de pluche bleu. Ce vêtement là n’est plus de mode, et vous n’oseriez vous montrer ainsi devant vos camarades, mais voulez-vous bien le porter une fois, une seule fois pour votre vieille amie ? — Oui, m’écriai-je avec le même accent d’enthousiasme que j’aurais mis à formuler une résolution héroïque ; je viendrai chez vous ainsi vêtu, et non pas une fois, mais toujours si vous le désirez.

En la quittant, je courus chez le tailleur, qui trouva fort étrange