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n’aura pas atteint, on n’aura pas détruit les seules choses qui constituent l’essence même des peintures de M. Delacroix, ce par quoi elles se distinguent de toutes les autres en les surpassant. Mais ces qualités qui dispensent de tant d’autres, où sont-elles ? On est convenu de dire qu’elles sont dans le coloris. Il y a bien des choses dans ce mot coloris ; et, appliqué littéralement à M. Delacroix, il est loin d’être exact, car sa couleur n’a ni l’éclat, ni la vigueur, ni le brillant qu’on remarque dans bien des peintures anciennes et modernes, d’ailleurs parfaitement insignifiantes. Sous ce rapport, il reste à grande distance de quelques coloristes, tels que P. Véronèse et Rubens ; mais il se rapproche beaucoup des plus habiles, sans leur ressembler toutefois, dans ce qu’on pourrait appeler l’imagination de la couleur, par la finesse des teintes, par le jeu harmonieux de la lumière, par la franchise et la vérité du ton. J’entends dire, et ce n’est pas probablement un éloge qu’on veut faire, que tout cela n’est que du matériel, un travail de main. Assurément, c’est la main qui le fait, mais il y a peu de ces mains-là. Avant la main et avec la main, il y a l’esprit, le sentiment de l’artiste. Il y a de l’invention, de la poésie, du génie dans la couleur comme dans toutes les autres parties de l’art. Les grands coloristes se compteraient-ils, par hasard, par centaines ? L’effet s’adresse à l’œil sans doute, mais il va cependant un peu plus loin, car tous les yeux sont loin de le sentir et d’en jouir également, et même la plupart s’en détournent. Le goût, le sens esthétique, ont donc ici leur part d’action et, si le coup porte plus spécialement sur la sensibilité, ce n’est jamais, en définitive, sans l’intermédiaire de l’intelligence.

C’est une habitude assez générale, quand on a loué la couleur de M. Delacroix, de censurer son dessin. Il semble, en effet, qu’en joignant les deux choses on aurait la perfection. Ce reproche a besoin d’être expliqué, parce qu’il peut avoir un sens vrai ou un sens faux. Si, partant de théories conventionnelles ou de certaines habitudes d’esprit, on associe à cette idée de dessin le souvenir de quelque école ou de quelque maître, l’antique, Michel-Ange, David, il est évident que le reproche porte faux. Il est absurde, en effet, d’exiger, avec le bon de Piles, du peintre parfait la couleur du Titien, le dessin de Raphaël, la composition du Poussin, le clair obscur du Corrége, etc. Ces distinctions scolastiques, par lesquelles on veut séparer des choses inséparables, sont de pures abstractions. Aucun de ces élémens ne va seul chez aucun de ces maîtres, car il a besoin de tous les autres. Rubens est, en fait, un des plus grands dessinateurs qui