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loppent avec le plus de liberté les principes féconds dont elles désirent l’application, c’est peut-être vers ces contrées qu’elles tournent le plus volontiers les yeux ; mais la religion n’entre pour rien dans les causes de leur sympathie. La Russie, qui professe la même religion, n’a pu obtenir que la haine des populations grecques. De toutes les puissances, c’est celle qui connaît le mieux l’Orient, celle qui s’est le plus constamment immiscée dans les affaires de ces régions, celle qui a dû proportionner le plus habilement ses efforts à la nature et au caractère des peuples. Dans le royaume hellène, son parti, malgré tant d’intrigues et de violences récentes, est peu nombreux et isolé ; dans les principautés de Moldavie et de Valachie, son nom est exécré, et, malgré les tentatives de l’hospodar Ghika, dont la scandaleuse élévation est son ouvrage, personne, même ceux qui lui sont vendus, n’ose avouer son patronage. En Servie, chaque jour détruit le peu d’influence qui lui reste. Que devient donc la puissance prétendue de ce prestige religieux ? Sous le point de vue ecclésiastique, les Russes devraient sans doute relever de Constantinople ; mais l’empereur a usurpé le pouvoir spirituel : les Grecs ont sur eux l’avantage de l’ancien fidèle sur le néophyte ; les Russes ne sont que des convertis.

Revenons à M. Capodistrias.

Le moment arrivait où le comte allait prendre un rôle actif dans les affaires. C’était au commencement de 1812. Une activité fébrile bouleversait alors toutes les chancelleries de l’Europe. L’Angleterre, pressée d’en finir, remuait ciel et terre pour sauver sa vie en écrasant son adversaire. Le traité de Bukarest venait d’être conclu ; la Bessarabie appartenait à cette Russie contre laquelle marchait Napoléon, et qui se croyait assez forte pour essayer le démembrement de la Turquie, tout en luttant contre son grand antagoniste. L’amiral Tchitchagoff, nommé au commandement de l’armée d’observation du Danube, avait besoin d’un homme habile pour conduire sous ses ordres les négociations que lui imposait officiellement le ministère impérial, et les intrigues ténébreuses dont on le chargeait en secret. Il pensa à M. Capodistrias, et le demanda au comte de Romanzoff, qui se souvint alors du jeune attaché de l’ambassade de Vienne, et qui, félicitant M. Tchitchagoff d’avoir fait un pareil choix, s’empressa de donner au comte l’ordre de quitter son poste, et de partir sur-le-champ pour Bukarest.

Il obéit, et se vit chargé tout à coup des travaux les plus divers et les plus importans. Tout en sollicitant l’alliance armée de la Turquie, ses efforts devaient tendre à attacher à l’empire russe les principautés de Moldavie et de Valachie, et à soulever les Serviens. Il fallait aveugler le divan sur ces démarches, intimider, séduire, entraîner les Moldovalaques. Son ami de Corfou, Ignatius, qu’il retrouva investi de l’archevêché de Bukarest, et protégé par les Russes, seconda les efforts du comte, qui essaya en vain de soulever l’opinion en faveur de son gouvernement, et de placer l’usurpation qu’il méditait sous la protection d’une garde nationale. Des négociations si compliquées ne réussirent pas ; le corps militaire auquel il était attaché fut réuni à l’armée d’opération dirigée contre les Français ; et, lorsqu’il passa sous les