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confondre une institution parfaitement innocente avec des associations justement détestées. » C’est ainsi qu’en cherchant à disculper son gouvernement, il n’oubliait pas d’appeler sur les Hellènes la compassion des souverains. Bref, au milieu des protestations russes, des reproches, des élans de regret, et des dénis de connivence, le congrès de Laybach, ne sachant plus auquel entendre ne conclut rien, se sépara, et laissa les choses suivre la route que leur ferait prendre la fortune.

Cependant une nouvelle réunion de plénipotentiaires devait s’assembler à Vérone. La Russie, dans cet intervalle, ne perdit pas son temps, et chercha par mille moyens à persuader, d’abord aux Grecs, qu’elle ne les abandonnait pas (en effet, M. de Strogonoff agissait pour eux à Constantinople), puis à l’Europe, qu’elle ne prenait aucune part à ce qui se passait. Les Grec avaient créé un gouvernement national. Les principes démocratiques les plus larges en étaient la base ; une longue habitude avait conservé dans l’esprit du peuple l’intelligence des formes municipales ; un régime constitutionnel ne fut donc pas, par la suite, une importation complètement étrangère et en dehors des idées du peuple.

M. Capodistrias continuait son double rôle. Au nom de l’humanité, il supplia la Porte de mettre fin aux massacres, et cet ultimatum fut appuyé de la menace de rappeler l’ambassadeur russe. Le sultan, aveuglé, ne vit pas le précipice vers lequel l’entraînait la Russie ; il ne voulut rien entendre, et tous rapports furent rompus entre lui et Saint-Pétersbourg. « Vous voyez bien, disait M. Capodistrias aux puissances, que nous sommes les champions de la philanthropie. Notre conduite est éclatante d’abnégation. » Néanmoins la situation devenait fort difficile pour le comte ; les Grecs s’indignaient contre la duplicité de la Russie. À leur tour, ils ne voulurent plus entendre parler d’elle. Le diplomate clairvoyant quitta toute participation aux affaires, sacrifiant ainsi le présent à l’avenir. Chacun cria au miracle ; mais on nous permettra d’analyser ce prodigieux dévouement.

Dans les premières années de sa carrière, mettant ses talens au service de la Russie, M. Capodistrias les consacre à poursuivre le but qui lui est indiqué, sans autre pensée que de servir qui l’emploie. À peine l’hétairie est-elle née, sa conduite se couvre de plus de mystère, et acquiert plus d’importance. Corfiote, et pouvant se dire Grec, comme un Belge peut se dire Français, il se crée tout à coup des devoirs patriotiques auxquels il n’avait jamais songé jusque-là. Russe et Hellène, il combine les intérêts du czar avec ceux de la Grèce, sert deux maîtres, reste ministre ; puis, aussitôt que cette position n’est plus officiellement tenable, il quitte la Russie, mais sans briser ses relations avec elle. Il n’est plus le secrétaire d’état d’Alexandre, mais il est toujours son ami, et il ne rompt que temporairement les liens qui l’attachent à son service. C’est seulement alors qu’entrevoyant l’avenir de l’hétairie, il donne de la suite à ses efforts, veut plaire aux libéraux, et se lie à leurs espérances. Est-il déraisonnable d’admettre que M. Capodistrias ait caressé de loin des idées dont sa haute position rendait déjà la réalisation possible ?