Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 26.djvu/33

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
29
LE SALON.

Tel est l’aspect de cette peinture à la limite de la vision distincte ; mais en s’en rapprochant, on voit que ce séduisant résultat coûte cher et qu’il est le prix de douloureux sacrifices. Ces touches de couleurs pures et vierges, si belles de loin, ne le sont plus du tout de près ; on trouve à leur place une inextricable couche d’empâtemens sous lesquels toute forme distincte des objets, tout dessin, tout modelé, disparaissent. C’est là un des inconvéniens généraux de ce procédé de peinture ; mais M. Delacroix ne se donne pas assez de peine pour l’amoindrir, et son travail pourrait, ce nous semble, gagner infiniment en délicatesse, en fini, en précision dans le détail, sans que l’effet général en souffrît. Nous le renvoyons à P. Véronèse lui-même, et à bon nombre de Flamands et de Hollandais. Quant à cet étrange et inexplicable goût du laid et du baroque qui donne à ses figures un aspect répulsif que personne n’a pu encore s’y accoutumer, nous ne le croyons pas non plus indispensable. C’est un travers de l’artiste, et non une nécessité de son système de peinture. Mais il paraît irrémédiable ; il faut en prendre son parti.

Le Naufrage, moins complètement réussi peut-être que la Noce, a des parties admirables. La conception générale est d’une poésie terrible, et l’effet ne reste pas trop au-dessous du sujet. Un ciel pesant, sombre et bas, un vaste silence, une mer sans rivages dont les larges flots se déroulent jusque dans les dernières profondeurs de l’horizon, et sur cette mer une barque surchargée d’hommes à demi nus, en proie aux terreurs de la mort, au désespoir furieux de la faim, procédant avec une sinistre régularité au fatal tirage qui doit donner l’un d’eux à dévorer aux autres. La barque ne vogue plus, car le timonier a, lui aussi, abandonné le gouvernail pour prendre part à l’horrible scrutin ; elle flotte au hasard, ballottée par les vagues. L’impression de la peinture correspond à la conception. Elle est profonde et saisissante, mais elle résulte moins, selon nous, de l’action particulière dont la barque est le théâtre et les naufragés les acteurs, que de l’effet général de tristesse, de terreur et de désolation, répandu sur le lieu de la scène. L’action de la barque, en effet, n’est peut-être pas suffisamment claire, et d’ailleurs, pour un pinceau comme celui de M. Delacroix, la petitesse des figures n’était guère favorable au détail des expressions. Sous ce dernier rapport une autre main aurait pu aller plus loin et entrer plus avant dans le sujet. On ne comprend pas davantage pourquoi une seule et même tête a suffi pour tant de personnages. Mais il ne faut pas chercher de ces études-là dans M. Delacroix. Toutefois, en prenant le tableau en masse, il est