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LE CAPITAINE GUEUX.

n’était plus maintenant le jeune homme indécis entre plusieurs projets ; il alla droit au but. Une brick-goëlette prise sur les Anglais par les corsaires bretons languissait désarmée dans le port de Brest. Marché conclu avec le propriétaire, il l’équipa en peu de jours, en changea le nom, et Le Duc d’Yorck devint, à l’aide de quelques coups de pinceau, la Grenouille de 1814. À aucune époque, l’Anglais n’avait été autant haï des marins de notre nation, qui commençaient à lui faire payer cher ses succès de hasard obtenus pendant les années de la république, lorsque de stupides représentans du peuple, des ânes tricolores, s’arrogeaient le commandement de nos flottes et mettaient de l’héroïsme à les entraîner au fond de la mer. Corps à corps, nos vaisseaux maintenant triomphaient toujours et en tous lieux, comme ils triompheront toujours à nombre égal des vaisseaux anglais. Ils reprenaient en détail les avantages perdus par l’ignorance sauvage de la Convention et du Directoire. Ces outres pleines de gin, ces ignobles défenseurs de la patrie, ces matelots qu’on ramasse à coups de fouet dans les mauvais lieux de Londres, ne tenaient pas devant la bravoure éclairée de nos marins, ces hommes qui sont tout : soldats, savans, matelots ; aujourd’hui Suffren, demain Bougainville ou Durville.

On ne demandait pas aux équipages de nos corsaires ce choix d’hommes d’élite. Leurs campagnes n’étaient ni longues, ni difficiles. C’était une chasse où il s’agissait de tuer à coups de fusil ou à coups de harpon le plus d’Anglais possible, une battue de quelques heures sur un lac infesté par des corbeaux. L’unique pensée de notre capitaine, et il la cacha soigneusement aux matelots qu’il enrôla, n’était plus, comme autrefois, de mettre à contribution les vaisseaux marchands de la Grande-Bretagne. Il était assez riche. Son espérance la plus chère, son ambition vivace, celle qui lui faisait risquer sa fortune, sa liberté, son repos, c’était de découvrir, de provoquer, d’exterminer ce serpent de mer, l’infernal capitaine Gueux, dût-il le poursuivre sans manger ni boire jusqu’aux limites du globe. Il battait des ailes en pensant qu’il n’irait pas si loin pour le rencontrer. Il en avait des nouvelles. Des renseignemens sûrs lui avaient appris qu’il continuait ses croisières dans les eaux de la Manche. L’avis lui suffisait. Placé entre un galion d’Espagne aussi facile à prendre qu’une tortue endormie sous le soleil de l’équateur, et la vieille carcasse du capitaine Gueux, dont un déchireur de bateaux n’aurait pas donné dix francs, y compris le capitaine Gueux et son équipage, il ne balancerait pas, il laisserait le galion pour briser, écarteler le corsaire anglais.