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sule ; cette nation, qui n’avait été long-temps qu’une armée, s’arrêta sur son sol reconquis, et dut songer à se constituer autrement que pour la longue croisade qui avait rempli sa jeunesse. À l’héroïque pêle-mêle de la guerre, elle dut faire succéder un travail régulier d’organisation, car il n’est jamais donné aux peuples de se reposer, même dans la victoire.

La situation de l’Espagne était extrêmement brillante à la fin du XVe siècle. Tous les royaumes qui s’étaient long-temps partagé le territoire morcelé de la Péninsule venaient de se confondre dans les deux royaumes d’Aragon et de Castille, et le mariage de l’héritière de Castille avec l’héritier d’Aragon avait achevé de ne faire qu’un seul état de tant de petits états indépendans. Dix millions d’hommes habitaient ce beau pays, ce qui était hors de proportion avec la population du reste de l’Europe à cette époque. Deux races se rencontraient sur son sol : l’une vaincue, mais encore vivace, l’autre victorieuse, mais toujours ardente, et avec elles, deux civilisations, deux religions et deux mondes.

Les Maures avaient joué un grand rôle dans l’histoire ; ils avaient failli couvrir l’Europe entière de leur débordement, et forcés de se replier sur la Péninsule, ils y avaient fait des établissemens admirables. Amollis alors par la prospérité, ils consentaient à oublier la gloire de leurs armes ; passionnément attachés à leurs délicieuses vallées andalouses, dont le souvenir les a poursuivis plus tard dans l’exil, ils acceptaient sans résistance la domination des chrétiens, et ne demandaient qu’à se livrer en paix à l’industrie et aux arts ; la huerta de Valence, la vega de Grenade, merveilleusement cultivées par eux, enrichissaient le pays entier des produits d’une agriculture vraiment admirable, et des restes magnifiques de palais et de mosquées, derniers monumens d’une splendeur qui fut long-temps sans rivale montrent encore aujourd’hui de quels chefs-d’œuvre ils savaient embellir leur patrie adoptive.

Pendant que les Maures se résignaient à s’énerver dans les travaux matériels et les jouissances d’imagination qui sont les consolations de la servitude, la race chrétienne, frémissante encore de ses combats, respirait tout l’emportement de la lutte et toute l’ivresse de la victoire. Le peuple, la noblesse, les communes, le clergé, la royauté, ces principes nécessaires de toute société au moyen-âge, s’excitaient mutuellement à de grandes choses par le souvenir des succès communs, et cette émulation féconde était entretenue, fortifiée, agrandie par le plus puissant mobile des nations, la liberté.