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la vie publique. Sa résolution fut inébranlable pendant six mois entiers ; il ne fallut rien moins pour le décider qu’une seconde lettre du pape, qui lui ordonna impérieusement d’accepter la première dignité du royaume. Il obéit alors, mais avec une grande répugnance, réelle ou affectée. C’était en 1495 ; il avait près de soixante ans.

Son sacre eut lieu dans une église de son ordre avec une magnificence extraordinaire. L’église était parée des plus riches meubles de la couronne, Ferdinand et Isabelle y assistaient avec tous les grands d’Aragon et de Castille. Après la cérémonie religieuse, Ximenés s’approcha du roi et de la reine, et leur demandant leur main pour la baiser : « Ce n’est pas, leur dit-il, pour vous remercier de m’avoir fait archevêque, mais parce qu’en étendant vos mains vers moi, vous me promettrez de me les donner pour appuis dans l’exécution de mes devoirs. » Les rois catholiques voulurent baiser eux-mêmes la main du nouveau primat, et après eux tous les grands du royaume en firent autant. Ximenès sortit de l’église suivi de toute la cour en cortége, et fut accompagné jusqu’à sa demeure par les acclamations du peuple. Le peuple a toujours aimé ces caractères à part qui l’étonnent par leur singularité.

Même après qu’il fut devenu ainsi le plus riche et le plus puissant prélat de la chrétienté, Ximenès ne changea rien à ses austérités ordinaires, si bien que la reine Isabelle se crut encore obligée de lui faire écrire par le pape, qui était alors Alexandre VI, qu’il eût à prendre un genre de vie plus conforme à sa haute dignité. Toujours porté à l’extrême, il répondit à cette injonction du saint père en déployant un luxe excessif pour tout ce qui pouvait frapper les regards. Le nombre de ses domestiques et la splendeur de sa maison éclipsèrent tout ce qu’on avait vu sous ses prédécesseurs, mais il conserva la même sévérité dans ses habitudes personnelles. Au milieu des magnificences de sa table, il demeura fidèle au jeûne et à l’abstinence. Sous sa robe de soie et de pourpre, il gardait jour et nuit le sale froc de saint François, qu’il raccommodait de ses propres mains quand il était déchiré, Il ne porta jamais de linge, et dans les somptueuses tentures de son lit de parade, était caché un misérable grabat qui lui servait de couche.

On ne voit pourtant pas que ce pouvoir qu’il n’avait accepté que malgré lui, il l’ait exercé avec faiblesse. Nul ne parut jamais plus jaloux de son autorité. Un trait entre mille montrera combien, dès le début, il fut impérieux et habile à la fois. Le gouvernement de Cazorla était la plus considérable des places qui étaient alors à la