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mois sans qu’il m’eût été possible de recevoir aucunes nouvelles de France. Je me décidai donc à me rendre de Constantinople par Trébizonde et Erzeroum en Géorgie, pour m’assurer de la position des Russes dans le Caucase, et juger les changemens qui s’étaient opérés depuis mon passage à Tiflis en 1835. La signature du traité du 15 juillet ajoutait un nouvel intérêt à ce voyage, car j’allais peut-être me trouver au milieu des troupes que les Russes destinaient à entrer dans l’Asie mineure, si Ibrahim-Pacha, franchissant le Taurus, s’avançait sur Constantinople.

Je m’étais rendu d’Erzeroum à Kars, à travers un pays de montagnes, par une route aussi pittoresque que difficile, où s’élevaient çà et là quelques monumens d’architecture arménienne, des couvens ou des églises. Le style lourd et dénué d’ornemens de ces édifices ne mérite qu’une médiocre attention. Kars, entourée de montagnes qui en dérobent la vue de tous côtés, est commandée par une citadelle que les Turcs jugeaient imprenable. Cette forteresse a perdu tout son prestige depuis la dernière guerre, où elle succomba au premier assaut. J’avais accepté l’hospitalité de Bakri-Pacha. Nous eûmes ensemble une conversation sur la politique de l’Europe : parlant de l’armée russe, je dis à mon hôte que nous regardions les officiers comme aussi ignorans qu’incapables, et que les soldats, masses inintelligentes, ne savaient qu’obéir sans jamais agir par élan. — Je ne doute pas, me répondit Bakri-Pacha, que l’armée russe ne soit inférieure à la vôtre, Napoléon l’a prouvé ; mais nous, toujours battus par elle, nous ne pouvons la déprécier.

Kars n’est qu’à dix heures de distance de la frontière de Géorgie. Je partis au lever du soleil, accompagné d’une nombreuse escorte ; souvent les Kurdes et les Lazes viennent dans le voisinage de Kars piller les voyageurs et rançonner les villages. Il y avait à peine un mois que Keur-Hussein-Bey, chef indépendant des Lazes, ayant sous ses ordres deux à trois mille hommes, avait été blessé dans un engagement contre les pachas d’Erzeroum et de Kars. Fait prisonnier, ce chef avait été envoyé à Constantinople pour y subir la peine de ses déprédations. Au lieu d’une rencontre avec des Kurdes, nous eûmes à subir l’affligeant spectacle de trente malheureuses familles conduisant avec elles quelques chétifs bestiaux qui portaient leur bagage et les enfans hors d’état de résister aux fatigues de la route. Un vieillard à barbe blanche, monté sur un âne, ouvrait la marche, suivi de femmes et d’enfans, les uns à pied, les autres portés sur le dos de leurs mères. Les hommes s’étaient soustraits aux poursuites