Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 26.djvu/57

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
53
LES PROVINCES DU CAUCASE.

du pacha, et sans doute ils avaient franchi la frontière de Russie, aimant mieux fuir qu’assister à la lente agonie de leurs femmes et de leurs enfans. Nous apprîmes qu’environ trois cents familles arméniennes s’étaient exilées du pachalick de Mousch, dans une année où le manque complet des récoltes les exposait à une mort certaine ; elles étaient venues s’établir sur la frontière, où, grace à la richesse des pâturages et à l’aisance des habitans, elles avaient trouvé quelques ressources. Depuis deux ans, ces familles vivaient tranquilles ; un ordre du pacha de Mousch vint tout à coup les rappeler dans leurs anciens villages, et un employé turc les forçait de se traîner devant lui. Les lambeaux dont ces malheureux étaient couverts, le petit nombre de bestiaux qu’ils emmenaient, indiquaient toute l’étendue de leur misère. Nous vîmes une femme, jeune encore, entourée de quatre petits enfans et marchant accablée sous le poids de deux autres à la mamelle : les larmes de bonheur qu’elle répandit en recevant une aumône, bien faible soulagement à tant de souffrances, ajoutèrent encore à la triste impression que nous causa ce spectacle. — Incapables de veiller au bien-être de leurs sujets, les pachas sont d’un despotisme sans bornes. Le gouvernement a fait adopter des changemens de costumes par ses employés, mais il n’a pu modifier leurs habitudes, et les belles constitutions proclamées à grand bruit étendent à peine leur influence dans un rayon de quelques lieues autour de la capitale.

Après avoir traversé l’Arpatchaï, l’Arpasus des anciens, je vins descendre à la quarantaine de Goumri. Nous dûmes quitter nos vêtemens et prendre ceux du lazareth ; nos effets, étalés dans une chambre, furent soumis au parfum, et ce ne fut qu’après vingt-quatre heures qu’on nous les rendit. Mon compagnon de voyage, colonel au service de Russie, était dispensé de toute quarantaine d’après l’ordre donné par le général Golavine. Partis ensemble d’Erzeroum, nous avions partagé les mêmes dangers de peste ; après vingt-quatre heures, il était considéré comme ne devant plus la transmettre, tandis qu’il me fallait vingt-huit jours pour être purifié. Avec un système de quarantaine soumis à de telles infractions, il est tout naturel que la peste pénètre en Géorgie tantôt sur un point, tantôt sur un autre. À peine arrivé à Tiflis, j’appris qu’elle s’était déclarée à Goumri. L’année précédente, elle avait exercé de grands ravages à Akhalsikh, tant parmi les troupes que parmi les habitans.

On me donna une petite maison pour subir ma quarantaine. Grace a l’obligeance du directeur, j’obtins un lit, une table et quelques