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PHILOSOPHIE DE M. BUCHEZ.

tez de les confondre avec Condillac ; cependant vous n’ignorez pas qu’ils ont poursuivi à outrance la philosophie de Condillac, qu’ils l’ont combattue avec excès, qu’ils l’ont frappée à terre, tant ils avaient à cœur d’établir le contraire de ce que vous les accusez d’admettre ! S’ils avaient un parti pris avant de commencer leur science (mais n’en pas avoir est leur première règle), s’ils avaient un parti pris, c’était d’étudier l’homme pour y voir autre chose que l’homme, pour lui montrer en lui-même la trace d’une loi qu’il ne peut avoir faite, et qu’il est obligé de subir. Démontrer que cette loi ne saurait venir des sens ni de l’activité propre de l’homme, qu’elle vient de Dieu, que c’est, dans l’œuvre, la marque et comme le sceau de l’ouvrier ; que l’homme est contingent, éphémère, fragile, tandis que cette loi est nécessaire, éternelle, immuable ; qu’il faut résister à son intérêt propre et le dompter au nom de cette loi ; qu’elle seule doit être obéie, qu’elle seule est divine : n’est-ce pas là ce qu’ils ont fait ? ou s’ils ne l’ont pas fait, quel est celui qui, ayant ouvert leurs livres, ne sache pas que c’est là ce qu’ils ont voulu faire ? Vous en convenez vous-même malgré vous, car comment nier trente années d’un enseignement qui dure encore ? Ils ne parlent que de raison naturelle, de droit naturel, dites-vous ; or, à nos yeux, la nature n’est autre chose que l’instinct, fait physique et animal, s’il en fut. Quoi ! c’est vous qui niez le droit naturel, ce sont eux qui le proclament, et vous les accusez d’être égoïstes ! Mais vous, qui niez la morale d’une autre école, où prenez-vous la notion de droit, si vous l’avez ? Dans la révélation ? Et alors qu’est-ce que la révélation ? Est-ce une révélation immédiate de Dieu à chaque homme ? Si c’est là ce que vous entendez, contre qui combattez-vous ? Croyez-vous donc que personne soutienne que la raison n’est pas une illumination qui nous vient de Dieu ? D’ailleurs, si vous parlez de la révélation traditionnelle, comment et par quel moyen cette révélation me donnera-t-elle l’idée de droit, si par moi-même je suis incapable de la concevoir ? Ce grand mot de droit naturel, dites-vous, le beau, le bien, ce sont des mots et rien de plus ; chaque homme appellera beau ce qui lui plaît, et bien ce qui lui convient. Et qui ne voit que, s’il en est ainsi, la transmission d’une révélation est radicalement impossible ; que nous sommes à jamais privés de morale, jusqu’a ce que Dieu nous la révèle individuellement ; qu’il n’y a plus ni justice, ni devoir, ni philosophie, ni christianisme ? J’entends bien qu’à défaut de raison vous descendez aux injures ; vous dites à vos ennemis : Quand l’insurrection vous profitait, vous l’avez trouvée juste ; quand elle vous menace, vous l’appelez crime. Vous leur demandez encore :