Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 26.djvu/620

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
616
REVUE DES DEUX MONDES.

phénomènes ; qu’en multipliant les expériences, nous arrivons à croire que cette régularité se conservera toujours ; que l’expression abstraite de cette régularité est ce que nous appelons une loi. Cela est faux sans doute et de toute fausseté, et le simple bon sens suffit pour répondre à Locke que cette régularité ne nous apprend l’existence d’une loi spéciale qu’à condition que nous ayons déjà la notion de loi ; que le principe de l’induction est distinct des expériences à l’aide desquelles on l’applique ; que la partie est nécessairement plus petite que le tout ; que l’homme, suivant l’expression de Plotin, ne peut pas se prendre lui-même tout entier dans sa propre main ; que, par conséquent, le plus ne peut pas être contenu dans le moins, ni le toujours dans le quelquefois. Mais si ces objections sont radicales, si elles doivent contraindre les sensualistes de bonne foi à renoncer à leur opinion, de quel droit les emploierez-vous au sujet de l’idée de loi par exemple, tandis que vous les bravez au sujet de l’idée d’infini ? Si une action répétée un grand nombre de fois vous donne à elle seule, et sans l’intervention d’un principe supérieur, l’idée d’une action répétée un nombre infini de fois, il est évident que le moins donne le plus et qu’il le contient, que nous pouvons l’en tirer par nos propres forces, ce qui est la thèse même des sensualistes. On peut hardiment vous porter le défi de réfuter Locke, sans vous réfuter vous-même, si vous ne renoncez pas à votre théorie sur l’origine des idées. Déclarer qu’on n’est pas sensualiste, et expliquer en même temps qu’une action souvent répétée engendre l’idée d’infini, c’est soutenir à la fois le oui et le non et se contredire soi-même de la façon la plus formelle.

Il est vrai que, si d’une part M. Buchez ne se croit pas sensualiste, de l’autre il ne se croit pas rationaliste non plus. Il nie les doctrines sensualistes comme le font tous leurs adversaires, et il emprunte, pour nier les doctrines rationalistes, les termes que les sensualistes ont coutume d’employer. M. Buchez prétend que la raison naturelle est un vain mot, ou que ce n’est qu’un fait physique et animal s’il en fut ; on ne peut proclamer plus explicitement qu’on n’est pas rationaliste. Il déclare aussi que, suivant lui, nous avons des idées qui ne nous viennent pas des sens ; c’est à coup sûr se séparer des sensualistes tout aussi nettement. Toutefois ici on peut contester à M. Buchez le droit d’admettre cette seconde proposition ; celui qui explique comme il le fait l’origine de l’idée d’infini ne peut citer une seule autre idée qu’on ne lui explique de la même façon. M. Buchez est donc sensualiste, mais il ne croit pas, il ne veut pas l’être ; ou plutôt il devrait