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plus grande hauteur le système des rentes sur l’état. En mobilisant les revenus, les propriétés, en donnant à l’argent les droits attachés autrefois au sol, il fonda une nouvelle aristocratie. Mais celle-ci repose sur un élément incertain, sur l’argent, et ne peut par conséquent être aussi nuisible que l’ancienne aristocratie, qui avait ses racines dans le sol. L’argent est plus mobile que l’eau, plus fugitif que le vent, et l’on pardonne volontiers à l’aristocratie actuelle, à cette aristocratie d’argent, son impertinence, quand on songe à sa nature passagère. »

Quelques années après, Heine et Boerne se retrouvent à Paris. La révolution de juillet a éclaté. La révolution de Pologne, de Belgique et toutes les petites révolutions d’Allemagne ont tour à tour éveillé, exalté, puis comprimé douloureusement les espérances de la démocratie. Quel thème, et quel sujet de réflexion pour nos deux philosophes, qui reprennent le chalumeau et continuent leur entretien à la façon des bergers de Virgile !

Heine parle des Polonais qui arrivaient alors en France et les décrit ainsi : « Ces Polonais ressemblaient au moyen-âge de leur pays, ils portaient des forêts vierges d’ignorance dans la tête. On les voyait accourir en masse à Paris et se précipiter ou dans les sections de républicains, ou dans les sacristies de l’école catholique ; car, pour être républicain, il n’est point nécessaire de savoir beaucoup, et, pour être catholique, on n’a pas besoin de rien savoir, il faut seulement croire. Les plus habiles d’entre eux ne comprenaient la révolution que sous forme d’émeute, et ne soupçonnèrent jamais qu’en Allemagne on ferait peu de progrès par le tumulte et les séditions de carrefour. Un de leurs plus grands hommes d’état employa contre les gouvernemens allemands une manœuvre aussi malheureuse que ridicule. Il avait remarqué au passage des Polonais qu’un seul Polonais suffisait pour mettre en mouvement une paisible ville d’Allemagne, et comme c’était un savant lithuanien, très versé dans la géographie et sachant que l’Allemagne se compose d’une trentaine d’états, il envoyait de temps en temps un Polonais dans la capitale d’un de ces états comme un numéro qu’on met à la loterie. Il n’avait pas toujours grand espoir de réussir, mais il faisait ce calcul : je hasarde un Polonais ; si je le perds, ce n’est pas une grande perte, et si mon numéro gagne, voilà peut-être une révolution qui éclate. »

Boerne revient de la fête de Hambach, de cette fête qui mit en rumeur toute la confédération germanique et toute la police allemande, de cette fête où il avait été accueilli avec enthousiasme comme un tribun populaire montant le mont Aventin, et voici ce qu’il en raconte : « Je me suis bien amusé. Nous étions là tous des amis de cœur, nous serrant la main et buvant à notre fraternité. Je me souviens surtout d’un vieux homme avec lequel j’ai pleuré une heure entière, je ne sais plus pourquoi. Nous autres Allemands nous sommes vraiment d’excellentes gens, et l’on ne nous accusera plus d’être aussi peu pratiques qu’autrefois. Nous avions aussi à Hambach un temps magnifique, des journées de mai tout roses et tout lait. Il y avait là une belle jeune