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« Depuis la perte de la Belgique la guerre est bien près de nous ; et quoique tout soit encore parfaitement tranquille dans notre province, et que tous les gens amis du repos reconnaissent que leur salut dépend du maintien de l’ordre, le peuple n’en est pas moins redoutable s’il a une occasion d’éclater. Dans l’inquiétude que me donne la révolution belge, je me suis décidé à vendre les deux tiers de nos fonds français pour les placer en différens endroits, de manière à ne pas perdre du moins tout à la fois. Par la même raison je laisserai en France l’autre tiers. J’en emploierai une partie à acheter des obligations russes, car je suis convaincu que tous ces mouvemens révolutionnaires, en préparant la ruine de l’Allemagne, étendront la puissance de la Russie, et que ce pays, invincible au dehors, a au dedans une population qui s’y trouve à l’aise, qui grandit et qui supporterait facilement une dette plus considérable que sa dette actuelle. La banque de Norvége n’est pas non plus à dédaigner, car nul pays n’est moins menacé par la guerre. »

Dans cet état d’inquiétude fébrile, Niebuhr regardait d’un œil sombre non-seulement l’avenir de la France, mais celui de l’Allemagne et du monde entier. Quelques jours avant sa mort, il écrivit ces lignes douloureuses :

« Je suis intimement convaincu qu’en Allemagne nous courons à la barbarie, et en France les choses ne vont pas mieux. Il est évident aussi pour moi que la dévastation nous menace, et la fin de tout ceci sera le despotisme établi sur des ruines. Dans cinquante ans, et vraisemblablement beaucoup plus tôt, il n’y aura plus dans toute l’Europe, ou tout au moins dans tous les états du continent, aucune trace d’institutions constitutionnelles ni de liberté de la presse. »

La révolution de juillet occupa ses dernières pensées. Chaque jour, à l’heure où le courrier arrivait à Bonn, il éprouvait une nouvelle inquiétude. Il s’en allait à la hâte au cercle lire les journaux. Il suivait avec un indicible intérêt le procès des ministres, et le discours de M. Sauzet fut une de ses dernières joies ! « Lisez, disait-il à son ami M. de Classen, lisez le discours de M. Sauzet ; lui seul juge la question sous son vrai point de vue. Ce n’est pas là une question de droit ; c’est une lutte entre deux puissances ennemies. M. Sauzet est un homme d’une haute portée… Mais je me sens malade. » Et en effet, le soir même où il était allé lire ce discours, il s’était refroidi en revenant du cercle. Il fut pris d’abord d’un rhume violent, puis l’émotion lui donna la fièvre, et, cinq jours après le médecin le déclara atteint d’une inflammation mortelle. Sa femme tomba malade en même temps, et fut forcée de s’éloigner de lui après l’avoir veillé avec une touchante sollicitude. « Malheureux enfans ! s’écria Niebuhr en apprenant ce surcroît d’infortune ; perdre en même temps un père et une mère ! Ô mes enfans ! priez Dieu, car Dieu seul peut vous protéger ! » Il mourut le 2 janvier 1831, et sa femme, qui s’était traînée pâle et débile hors de son lit pour lui dire encore une parole d’amour, pour lui serrer encore une fois la main, mourut neuf jours après lui. Tous deux furent ensevelis dans le même tombeau. Le roi actuel de Prusse leur a fait d’une main pieuse élever un monument.