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FRANKLIN.

bonhomme disparaît, mais l’homme d’esprit reste, et ce qui subsiste est encore digne d’admiration. Rien de plus ingénieux, de plus fin, de plus froid, de plus calme, de plus maître de soi-même ; pas de vie plus occupée, mieux occupée ; nulle malice plus honnête, nulle probité plus adroite, nul esprit plus curieux de toutes choses, plus prêt aux finesses comme aux naïvetés du style, plus studieux, plus patient, plus observateur. Quant à son jugement sur cette France qui lui dressait un autel, qui ornait de fleurs le piédestal de sa statue et qui se mettait en frais d’invention pour transformer l’homme habile en héros, il faut voir comment il la traitait et combien peu il partageait la sympathie généreuse qu’il inspirait aux gens de cour et aux femmes à la mode.

Dès son arrivée, le 4 janvier 1777, il écrit à ses amis d’Amérique : « Le cri de la nation est ici pour vous ; la cour ne voudrait pas la guerre avec l’Angleterre, mais elle cèdera. » Voilà toute la reconnaissance qu’il témoigne et toute l’amitié qu’il ressent. Le docteur venait faire ses affaires et celles de sa nation, et je crois qu’il riait passablement dans sa manche, comme disent les Anglais, lorsqu’il voyait les utopistes de l’Œil-de-Bœuf le changer en apôtre philosophique de l’égalité et de la liberté. C’est cette erreur de la France qui rend si comiques plusieurs passages de la correspondance de Franklin. Pendant que nous admirions sa simplicité américaine, le bonhomme nous exploitait.

Il ne se gêne guère, au surplus, pour nous appeler une nation d’intrigans, tant qu’il n’a pas besoin de nous. Il parle très loyalement du roi d’Angleterre, comme de son roi, se glorifie du titre d’Anglais, et ne quitte ces livrées royales qu’au moment de la grande explosion qu’il a prédite.

Les premières impressions que la France laisse dans son esprit ne sont ni très vives, ni très brillantes ; les Français lui semblent polis, et voilà tout. « À Versailles comme à Paris, dit-il, on trouve un mélange prodigieux de magnificence et de négligence ; ces gens mettent en pratique toutes les espèces d’élégance, excepté celle de la propreté. À côté du palais de Versailles qui a coûté des millions, vous apercevez d’horribles murs infects et à moitié détruits… Quant au rouge dont vous me parlez, ma chère amie, il est fort à la mode dans ce pays ; si votre intention est d’imiter les dames parisiennes, suivez exactement le conseil que je vais vous donner, et vous leur ressemblerez de point en point. Il faut surtout bien se garder d’imiter la nature, il ne faut point diminuer graduellement, ni nuancer la