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Plutarque, Longus et Héliodore. La liste des hommes éminens sortis des rangs du peuple est nombreuse et glorieuse : une humble origine ne saurait être un motif de dédain dans la postérité, mais une telle origine a eu souvent un autre effet ; les imaginations, frappées de la distance qui séparait le point de départ et le terme de la carrière, ont agrandi encore cet intervalle. C’est ce qui est arrivé pour Shakespeare. On a prêté à ses premières années peu connues un certain nombre d’anecdotes plus ou moins puériles, et imaginées pour faire ressortir le contraste de son obscurité et de sa gloire. On a supposé, par exemple, qu’il avait été réduit à garder les chevaux des spectateurs à la porte du théâtre, fait que rejettent les meilleurs biographes et que n’appuie aucun témoignage contemporain. S’il était véritable, peu importerait que ce grand génie dramatique eût été rapproché du théâtre par cette étrange voie, de même qu’il importe assez peu que l’auteur du Contrat social ait été laquais. Quand de tels faits sont réels, il n’y a aucune raison de les taire ; mais, quand ils ne sont pas exacts, il n’est pas nécessaire de les supposer. C’est ce qu’on fait pourtant par ce besoin d’exagération et de contraste qui est dans la nature des imaginations vulgaires. On l’a fait pour Amyot plus peut-être que pour aucun autre écrivain français, et sa vie est devenue une espèce de roman que n’a pas manqué de recueillir Saint-Réal, le très romanesque historien auquel on doit le Don Carlos amant d’Élisabeth, qu’a consacré Schiller et qui est fort différent du véritable don Carlos.

Voici le récit de Saint-Réal, dans son troisième discours sur l’usage de l’histoire :

« Cet excellent homme (Amyot) était fils d’un corroyeur de Melun. Étant encore petit garçon, il s’enfuit de la maison de son père de peur d’avoir le fouet ; il n’eut pas fait bien du chemin qu’il tomba malade dans la Beauce et demeura étendu au milieu des champs. Un cavalier, passant par-là, en eut pitié, le mit en croupe derrière lui et le mena de cette sorte jusqu’à Orléans, où il le mit à l’hôpital pour le faire traiter. Comme son mal n’était que lassitude, le repos l’eut bientôt guéri ; il fut congédié en même temps, et on lui donna en partant seize sols pour lui aider à se conduire. C’est en reconnaissance de cette charité que cet illustre prélat, par un ressentiment digne d’un homme qui avait consumé toute sa vie dans l’étude de la sagesse et particulièrement dans la lecture du Plutarque, fit depuis un legs de 1,200 écus à cet hôpital par son testament.

« Il fit tant avec ses seize sous, qu’il se rendit à Paris ; il n’y fut pas