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les mêmes abus ont développé les mêmes passions, et nos mœurs rappellent encore, au XIXe siècle, celles des Grecs, des Romains et des temps féodaux.

Il y a quelques années, un Havanais, patriote éclairé, conçut un projet qui l’honore. Il fit appel dans un journal à cinquante laboureurs de Castille, lieu de son origine. Il leur offrait tous les avantages requis pour venir habiter l’île de Cuba et cultiver la canne à sucre dans ses propriétés. Peu de jours après, dans le même journal, on vit paraître la plus furibonde réclamation de la part d’un Castillan résidant à la Havane. Ce dernier se plaignait amèrement de l’insulte faite à son pays, ajoutant que les honnêtes Castillans n’étaient pas encore réduits à un tel degré de misère et d’avilissement, qu’ils dussent s’appareiller (aparejarse) avec les nègres esclaves de l’île de Cuba. Ce superbe dédain des hommes blancs envers les nègres n’est pas seulement produit par le mépris attaché à l’esclavage, mais par le stigmate de la couleur qui semble perpétuer au-delà de l’affranchissement la tache d’une condamnation primitive. On dirait que la nature a signé de sa main l’incompatibilité des deux races. Peut-être un jour devrons-nous à la civilisation une fusion fraternelle ; malheureusement elle n’est pas encore près d’arriver.

Toutefois, une circonstance digne de remarque, c’est que les blancs créoles dans nos colonies sont plus humains envers les nègres que ne le sont les Européens, soit que le créole devienne plus compatissant à force de voir les hommes d’Afrique vivre et souffrir près de lui, soit que sa vie patriarcale le porte à étendre jusqu’aux noirs la pitié paternelle du foyer domestique. Il se montre non-seulement plus doux, mais moins altier envers ses esclaves. Tout en les traitant avec l’autorité du maître, il y mêle je ne sais quelle nuance d’adoptive protection, je ne sais quel mélange de la sollicitude paternelle et de l’autorité seigneuriale, qui ne manque pas de charme pour ces ames qui n’ont jamais ressenti les supplices de l’orgueil humilié.

L’Européen qui apporte à Cuba les exigences raffinées de son pays, commence par témoigner pour le nègre esclave une pitié exaltée ; il passe de là, sans transition, au mépris pour son ignorance, ensuite il s’impatiente de sa stupidité ; et, comme le pauvre nègre ne le comprend pas, il finit par se persuader qu’un nègre est une sorte de bête de somme, et se prend à le battre comme un chameau. De tels procédés ne sont pas exclusivement le partage des