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LA HOLLANDE.

gination de vos interlocuteurs s’enflamme, que leur langue s’accentue, se scande, et qu’à la place de cette vulgaire prose, dont vous attendez encore naïvement les longues phrases, résonnent deux fortes rimes comme deux coups d’archet, suivies bientôt de deux autres non moins éclatantes. Vous allez un matin visiter une de ces magnifiques maisons de campagne où les nababs de la finance étalent le luxe de l’Europe et des Indes, et sur la porte d’entrée vous voyez deux rimes solennelles peintes en bleu sur un fond blanc, deux rimes qui vous invitent, comme deux anges de paix, à vous livrer sans arrière-pensée au calme et au bonheur de la vie champêtre. La rime est inscrite aussi sur tous les monumens de pierre et de bronze : la rime mythologique embellit le piédestal de tous ces petits dieux si bien coloriés et si bien lavés qui ornent les allées de jardins ; la rime flotte avec le trekschuit sur les canaux ; elle orne l’enseigne des cabarets, la couverture des almanachs, la boutique ambulante des kermesses et la feuille d’annonces du journal. Un ancien voyageur raconte que l’hiver, dans le Nord, toutes les paroles que l’on prononce sont aussitôt gelées, tant il fait froid dans ces lointaines régions que nous avons encore la folie d’aimer. Au retour du printemps, l’air pénètre peu à peu dans cet amas de phrases interrompues, le soleil les dégage de leur enveloppe de givre, les paroles prisonnières reprennent leur essor et tourbillonnent, et résonnent dans l’air avec l’accent de joie ou de douleur qui leur fut donné. Je vous laisse à penser quelle singulière musique ce doit être, quel vacarme de mots et d’idées, de reproches qui n’ont déjà plus de sens, de promesses faites solennellement à la face du ciel et à jamais oubliées, de soupirs d’amour exhalés dans l’ombre, entre deux jeunes cœurs, qui viennent indiscrètement frapper l’oreille du passant ! De même en Hollande, quand les saules de la prairie ont revêtu leur feuillage vert, quand le jardinier de Harlem voit poindre hors de leur étroit bourgeon les feuilles riantes de la tulipe, le voyageur entend sur les canaux, sur les grandes routes, au milieu des champs, au sein des cités, un bourdonnement confus de paroles flottantes et accentuées. Ce sont autant de rimes auxquelles le soleil de mai, le vent frais des beaux jours, donne l’essor et le mouvement, et qui s’en vont de tous côtés chantant l’amour, la liberté et la morale. Alors vraiment plus d’un étranger, surpris par cette musique sonore, a bien pu se dire : La Hollande est l’un des pays les plus poétiques qui existent au monde. Il a pu se le dire encore en voyant dans les magasins des libraires, dans les bibliothèques, tous ces poèmes anciens et mo-