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nerveuses. Vous pouviez dire cela en deux mots ; je ne suis pas tellement sceptique, que je n’accepte cette donnée préférablement à bien d’autres.

— Eh bien ! repris-je, puisque ma tâche à cet égard est terminée, la fin de l’histoire viendra bien vite. Le garde champêtre et toutes les têtes fortes de l’endroit nous avaient bien prédit que cela finirait mal, et que Georgeon tourerait son compère Mouny. Un beau soir, comme la lune brillait au ciel, Mouny alla comme de coutume lever la pelle de son moulin ; mais, au moment où l’eau s’élançait et mettait la roue en mouvement, Georgeon, qui était mécontent de lui (sans doute parce qu’il ne le trouvait pas assez méchant pour un homme voué au diable), le poussa par derrière, l’enfonça dans l’eau la tête la première et le fit passer sous la roue de son moulin, d’où il sortit suffoqué, brisé et frappé à mort. On le trouva de l’autre côté du moulin, échoué sur l’herbe du rivage, disloqué, immobile et près d’expirer. Il passa pourtant six mois dans son lit, où il finit par succomber aux lésions profondes que la roue du moulin avait faites à la poitrine et à la moelle épinière. — On te l’avait bien prédit, mon pauvre homme, lui disait sa femme à son lit de mort, que Georgeon finirait par te tourer !

— Il n’y a pas de Georgeon qui tienne ! répondait le moribond. Je ne saurai jamais comment cela m’est arrivé, pas plus, ajouta-t-il, que je n’ai su le reste !

Le fait est que l’accident tragique du pauvre Mouny n’a jamais été bien expliqué. Il faut être non pas maladroit, mais bien déterminé au suicide pour passer ainsi par la pelle de nos moulins. Il vous suffirait de voir celui de Mouny, pour vous convaincre qu’il faut s’y lancer ou y être précipité avec une grande force, la tête en avant, pour ne pas pouvoir se retenir aux ais du pont, quelle que soit la force de l’eau. Tout s’expliquerait si Mouny eût été ivre ; mais il ne s’enivra pas, je crois, une seule fois dans sa vie. Il avait horreur du bruit et de l’odeur des tavernes, et, quand il s’y asseyait un instant, il en sortait en disant : « La tête me sonne ! » Je n’ai pas vu un autre paysan aussi délicatement organisé qu’il l’était à certains égards.

— N’avait-il pas un ennemi, un héritier, un rival ? me dit mon auditeur complaisant.

— Hélas ! il en avait plus d’un, répondis-je. Jeanne Mouny était jolie comme un ange, et d’une délicatesse d’organisation aussi exceptionnelle que celle de son mari. Elle était petite, fluette, et blanche comme les narcisses de son pré. Vivant toujours à l’ombre des grands arbres