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sans contraste finissent par vous paraître de pures exagérations de rhéteur. — C’est un triste sujet de poésie que l’Angleterre industrielle avec ses obélisques de briques rouges, son ciel de houille, ses tuyaux noirs, ses machines aux dents acérées qui vomissent fumée et feu, ses milliers de bobines fébriles pirouettant sans repos ; Birmingham et Manchester ne valent pas Amalfi et Sorrente ; tous les bateaux à vapeur de Londres ne valent pas la moindre barque de pêcheur à la voile latine, blanche étincelle qui tremble sur l’azur inaltérable ; les pâles prostituées qui errent sous le gaz de Regent’s-Park sont bien laides à côté des nobles paysannes de Castel-Gandolfe ou de Tivoli. — Il eût fallu, pour tirer parti de telles données, une habileté technique et une patience d’exécution que M. A. Barbier ne possède pas. Aussi Lazare est-il bien inférieur aux Iambes et au Pianto. Les Chants civils et religieux sont encore au-dessous de Lazare : dans les Iambes, il est rhéteur à la façon de Juvénal, dans le Pianto poète, dans Lazare humanitaire, et dans les Chants civils et religieux moraliste seulement. Le mélange de l’idée et de l’image qui forme la poésie ne se rencontre avec de justes proportions que dans le Pianto ; ce n’est point à dire que les autres œuvres de M. A. Barbier soient dénuées de poésie ; mais les défauts, ou, si vous aimez mieux, les qualités que nous avons indiquées, y prédominent.

Dans une courte préface, M. A. Barbier explique l’intention, de son œuvre. « Les poètes anciens, dit-il, épiques ou lyriques, tels qu’Homère, Hésiode, Alcée et Pindare, et les auteurs dramatiques, tels qu’Eschyle et Sophocle, Aristophane et Ménandre, n’ont donné aucune place au moi dans leur œuvre. Ils se sont effacés complètement derrière leur sujet, et ont chanté, sans s’y mêler en rien, les dieux et les héros, la nature des choses, l’agriculture, les mystères religieux, les gloires de la patrie, ou stigmatisé les ridicules et les vices de leurs concitoyens. La poésie individuelle est de création plus moderne, et l’on doit l’attribuer au jeu plus important de la conscience, à la réflexion profonde, à l’examen de soi-même inspiré aux hommes par le christianisme. » Cela est vrai sans doute ; mais la conséquence que M. A. Barbier en tire ne nous paraît pas juste. Chaque chose a son temps ; nous croyons que celui des épopées, des théogonies et des géorgiques est passé. Les généralités ont été traitées mille fois, et n’offrent plus rien de neuf. D’ailleurs, nous n’avons plus grand’ foi aux dieux ni aux héros ; l’agriculture n’intéresse que les fermes modèles, et les poésies religieuses ne nous plaisent que par les peintures de l’ame humaine et des souffrances intimes qui s’y trouvent jointes. Des vers orthodoxes et purement dogmatiques nous ennuieraient fort.

Les anciens, dont nous admirons le mérite plus que personne, avaient l’avantage d’habiter une planète plus jeune de deux ou trois mille ans, et de vivre dans un temps où l’art de l’imprimerie n’était pas inventé. Ils n’étaient pas gênés par les travaux de leurs devanciers, et leurs inspirations, reproduites lentement à un petit nombre d’exemplaires par la copie manuelle, gardaient leur fraîcheur plus long-temps et ne se vulgarisaient pas avec autant de promptitude. En outre, ils avaient à leur service d’admirables instrumens,