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REVUE LITTÉRAIRE.

grin que nous voyons toutes ces idées malsaines d’injustice et d’oppression germer dans les cerveaux de la classe inférieure, ou qui se croit telle — Personne n’a intérêt à étouffer une intelligence, et nous ne croyons guère au génie méconnu. Le talent mène à tout ; la médiocrité elle-même, quand elle est laborieuse et persévérante, réussit.

Les poésies des ouvriers nous auraient plu davantage si elles n’avaient pas été sociales, et se fussent contentées d’être tout simplement des poésies. Certes, c’est une chose louable à des gens occupés d’ouvrages manuels, d’aspirer aux plaisirs de l’intelligence et de trouver à faire des vers un divertissement que d’autres vont demander au vin bleu des cabarets et aux danses obscènes des guinguettes, mais il ne faudrait pas pour cela qu’ils se crussent des anges déchus, des génies incompris, des êtres injustement traités par le sort, et qu’ils ne vinssent à dédaigner le métier honnête qui les nourrit. Un bon bottier vaut mieux qu’un littérateur médiocre ; la poésie ne doit être pour eux qu’une consolation, qu’un amusement comme de jouer de la flûte et du violon, et non une surexcitation de vanité maladive. — Entrons maintenant dans quelques détails. Au nombre des morceaux remarquables il faut compter les pièces de M. Savinien Lapointe, cordonnier, de M. Louis Festeau, horloger, de M. Ponty, ouvrier en vidanges, qui a fait une méditation sur le to be or not to be d’Hamlet, où il est question de la monade de l’Androgyne et autres métaphysiques des plus abstraites ; mais la meilleure pièce est le dialogue de l’Epée et du Marteau de M. Francis Tourte, peintre sur porcelaines et commis-négociant ; l’idée est ingénieuse et bien rendue ; le Chant des Compagnons par M. Piron, blancher-chamoiseur, dit Vendôme la Clé-des-Cœurs, est incolore et vague, et n’a pas la franchise énergique et la jovialité familière qu’exigent le sujet : c’était là, à coup sûr, qu’aurait dû se déployer dans tout son luxe la poésie ouvrière ; mais, chose étrange en littérature, la dernière chose à quoi l’on pense, c’est au naturel ; des gens illettrés essayant de faire des vers, font de la poésie académique et mirlitonnent des lieux communs. Ce n’est qu’à force d’art et d’études qu’on peut arriver à ce qui devrait être le point de départ ; pour décrire une mansarde de couturière, il faut être Victor Hugo : la couturière véritable fera des vers dans le genre de Delille ou d’Esménard. Les vieilles chansons populaires pleines de fautes, de rimes inexactes et d’assonances hasardées improvisées par des compagnons en voyage, des contemplations, renferment mille fois plus de poésie que le gros volume colligé par M. O. Rodrigue. On y sent au moins les amers parfums de l’aubépine et l’odeur des fraises nouvelles ; il y a de l’épanouissement, de la vie, des idées imprévues qui s’élancent brusquement du bout d’un vers comme un oiseau effrayé qui part d’une haie. Le littérateur est absent, et quand les plus grands poètes peuvent faire une strophe valant un de ces couplets-là, ils s’estiment les plus heureux du monde.

Les Échos lyriques de M. Eugène Borel sont une espèce d’anthologie allemande, un petit bouquet de fleurettes germaniques de Goethe, de Schiller,