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REVUE DES DEUX MONDES.

d’Uhland, de Heine, de Schubart, de Hœlty, d’Eichendorff, de Ruckert, et autres poètes peu connus en France ; le texte allemand est sur une page, et la traduction française sur l’autre. Les pièces sont rendues presque toujours dans la même mesure et avec le même nombre de vers, avec assez d’exactitude ; cependant il nous semble que le pénétrant parfum germanique, cette forte saveur de vin du Rhin qui vous monte à la tête lorsqu’on ouvre les poètes de la terre des chênes, ne se trouve pas dans les traductions trop francisées de M. Eugène Borel ; un peu de rudesse et de barbarie ne messied pas quand il s’agit de ces âpres langues du nord toutes chargées de rêverie et de pensées. Nous croyons aussi que M. Eugène Borel eût pu faire un choix plus singulier et plus caractéristique. La moisson est immense dans ces champs presque inexplorés, et eût pu nous rapporter une gerbe mieux fournie et plus riche.

Les Chants du Voyageur, de M. Delâtre, à travers beaucoup d’inexpérience laissent voir un bon sentiment poétique, une certaine nouveauté d’images et de comparaisons, qui permettent de bien espérer du premier volume que fera paraître l’auteur. — L’on en peut dire autant des Cloches, de M. Lacretelle fils, supérieur à M. Delâtre comme versification et comme rhythme, et qui n’a besoin, pour bien faire, que de se dégager de l’imitation involontaire où l’admiration du modèle préféré entraîne presque toujours les jeunes talens.

Nous terminerons cette revue poétique par l’analyse d’un charmant petit livre tout mince et tout coquet, nouvelle étoile de la pléiade de légendes illustrées qui brille au ciel de la boutique de Curmer. C’est la Légende de Rosemonde par M. Henri Blaze, avec des eaux fortes de M. Jacques.

Vous ouvrez le livre, et vous voyez d’abord en manière de frontispice la belle Rosemonde assise au milieu d’un paradis de fleurs, sous deux arbres fluets dont les branches se contournent en capricieuses arabesques : elle étend nonchalamment la main, et coupe de son ongle d’agathe la tige d’un grand pavot pour le joindre aux touffes d’hyacinthes, d’œillets, de roses et de marguerites qui encombrent son giron. La guirlande aboutit, en s’éparpillant et en s’effeuillant, à cet affreux hiatus noirâtre, à cette gueule formidable qui avale sans jamais se rassasier la jeunesse et la beauté du monde. Le nom de l’auteur et celui de la légende, écrits en caractères rustiques et bizarres, complètent cette eau forte d’une finesse extrême. Puis on tourne la page et l’on voit la chambre de Rosemonde. Voilà le petit lit virginal, avec ses quatre colonnes torses et ses pentes de serge, le buffet de noyer miroitant de propreté, la fenêtre aux étroits vitraux de plomb où le jasmin en fleur frappe de sa petite main d’argent, comme pour se faire ouvrir, le plafond rayé de solives, la table aux pieds croisés en x, le lourd flambeau de cuivre, le pot de grès au couvercle d’étain, le grand fauteuil à tapisserie de l’aïeule et l’escabeau de la jeune fille. Ne vous semble-t-il pas entendre bourdonner le rouet de Marguerite dans cet intérieur si calme, si doux, dans ce blanc paradis de jeunesse et d’innocence.