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humaine et qui sacrifie la forme à cette étude, n’est point une œuvre classique. Toutes les fois que la forme est préférée à la vie, je reconnais la trace de l’école romaine ; toutes les fois que la vie l’emporte sur la forme, je reconnais l’influence du teutonisme. Milton est un septentrional élevé par les Grecs et les Italiens ; Molière est un méridional que son propre instinct entraîne, en dehors de la forme voulue, dans les profondeurs de l’observation sociale. Il y a des milliers de nuances de ce genre qui font le charme et la grandeur de notre histoire littéraire, à nous, peuples européens ; ainsi Cervantès, le Shakespeare de l’Espagne, a peint la vie humaine avec une profondeur de sincérité qui appartient au teutonisme, et a revêtu son œuvre d’une beauté de formes qui appartient au Midi. Ainsi Shakespeare, le plus magnifique produit du teutonisme, c’est-à-dire de la vie humaine étudiée en elle-même et sans autre but qu’elle-même, a donné souvent, non à ses plans, mais à son style, une perfection et une beauté faites pour désespérer les générations suivantes, Ce qui est certain, c’est que personne dans le domaine teutonique n’a satisfait un plus grand nombre d’intelligences et éveillé de plus ardentes sympathies que ce profond et naïf penseur.

Une fois les deux divisions uniques de toutes les littératures modernes ainsi fixées et établies, on demandera sans doute quelle voie peuvent et doivent suivre aujourd’hui les nations européennes. Le fait est là qui nous dit que le Nord triomphe. Il triomphe si bien, que tout en Europe penche sur lui, l’Italie inclinant vers la France, la France vers l’Angleterre, l’Angleterre vers l’Allemagne, comme le prouve le roman même de Bulwer et son titre. Mais ce n’est pas tout ; il triomphe en s’absorbant lui-même dans sa victoire. Il se mêle de toutes les nuances qu’il envahit ; il cesse d’être pur, il passe à l’état d’école, et toute littérature qui devient pédagogique perd sa première royauté.

La littérature teutonique et la littérature gréco-romaine me semblent donc aujourd’hui également dangereuses pour qui veut les imiter servilement. L’une a perdu son autorité sauvage, l’autre son ame intérieure. Toutes deux, après des siècles de lutte, ont fini par se corrompre mutuellement. Faire du Shakespeare est aussi impossible que faire du Virgile. La grande fusion européenne dont nous sommes les témoins, les acteurs, les victimes et les molécules aveugles autant qu’inaperçues, nous conduit malgré nous à un résultat singulier. Tous les excès littéraires des deux régions opposées nous envahissent. Germains-Latins, Italo-Espagnols, Anglo-Français, pauvres