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énumération, car l’histoire, qui garde un si regrettable silence sur tant de grands artistes du moyen-âge, n’a pas manqué d’enregistrer toutes ces médiocrités de la grande époque ; au milieu, dis-je, de tous ces peintres dégénérés, on voit surgir quelques individualités éparses qui, tout en cédant à l’entraînement général, conservent un certain caractère d’indépendance et d’originalité. Il y eut même quelques villes, quelques localités, qui pendant un temps eurent le privilége de rester presque impénétrables à la contagion. Ainsi Ferrare, où Garofolo, un des élèves de Raphaël, s’était retiré, et où, de concert avec Dosso Dossi et quelques autres il avait fondé une école, Ferrare devint un petit centre d’opposition, où pendant vingt-cinq ou trente ans on refusa comme de contrebande les idées à la mode, et où les traditions des maîtres furent observées, sans chaleur, sans vie, sans feu sacré, mais avec fidélité et respect. On vit aussi Venise, garantie en quelque sorte par ses lagunes, rester long-temps étrangère à la révolution qui venait de s’opérer. L’esprit novateur avait pris chez elle une autre direction : l’éclat et la magie des couleurs étaient devenus l’unique objet de l’étude et du juste orgueil de ses peintres ; la gloire qu’ils en acquéraient leur permettait de n’afficher aucune prétention au grand dessin, et de voir sans envie leurs voisins se livrer à leurs savantes extravagances. Paul Véronèse, bien qu’encore jeune quand la passion pour les effets michelangelesques était le plus ardente, ne s’en laissa que faiblement atteindre, et resta presque toujours fidèle aux traditions du Titien, dont il venait suppléer la vieillesse. Tout le monde, cependant, ne fut pas aussi sage, et le Tintoret, si mœlleux et si suavement éclatant quand il veut bien rester lui-même, ne se contenta malheureusement pas toujours de n’être que coloriste et Vénitien.

Ainsi, même dans les lieux où d’abord il y eut résistance, elle ne fut que momentanée et incomplète ; partout ailleurs ce fut une domination subite, générale, exclusive. Le grand artiste avait bien prévu qu’il donnait un si fatal exemple. Il avait tiré l’horoscope de ses imitateurs ; et souvent il avait dit qu’une fois lancés sur ses traces, ils ne s’arrêteraient plus, pas même à l’absurde. Lui-même il vérifiait sa prophétie, car il subissait sa propre influence. Comparez le Jugement dernier et la voûte de la Sixtine : quel redoublement systématique de témérités, d’effets outrés, de scientifique barbarie ! C’est qu’une fois hors du simple et du vrai, l’esprit devient insatiable de raffinemens et de complications. Il lui faut chaque matin quelque chose de plus nouveau, de plus hardi, de plus extraordinaire. C’est