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Les gouvernemens, on ne peut se le dissimuler, sont dans une position très délicate et très difficile. Amis de la Porte, ils doivent respecter son droit. D’un autre côté, une juste jalousie les préoccupe à l’égard de l’Orient. Toute modification du statu quo leur présente d’énormes difficultés. Tout ébranlement peut entraîner une grande ruine. Et si l’empire ottoman s’écroule, que devient l’Europe ? Que devient-elle aujourd’hui que ce malheureux traité du 15 juillet a brisé la clé de la voûte, l’alliance qui seule était la véritable garantie de la paix du monde ?

Ainsi nous comprenons facilement les regrets et peut-être le dépit que donnent aux hommes d’état les troubles de l’Orient. Ces troubles les prennent au dépourvu. C’est un compte nouveau qui s’ouvre malgré eux avant qu’ils aient eu le temps de solder celui du 15 juillet.

Les cabinets se retranchent dans le grand mot, dans ce mot que nous avons tous prononcé souvent avec plus ou moins d’emphase, bien qu’avec des significations assez diverses ; je veux dire l’intégrité de l’empire ottoman. La diplomatie invoque toujours ce même principe, mais sa foi est bien affaiblie ; elle ne l’avoue pas tout haut, mais le doute s’est glissé dans son cœur. Elle a raison de douter : c’est le traité du 15 juillet qui a brisé le talisman. La démonstration est bien simple.

Il y a long-temps que l’intégrité de l’empire ottoman, en prenant l’expression dans sa stricte signification, n’est plus qu’une chimère. Il y a long-temps que la Servie, la Moldavie, la Valachie, l’Égypte, la Grèce, l’Arabie et tout récemment Samos, la Syrie, ont été ou détachées de l’empire, ou réduites pour le sultan à des possessions presque nominales. Il y a long-temps que la Porte est hors d’état de reconquérir toute province qui veut sérieusement se séparer : il a fallu que quatre puissances européennes se réunissent pour lui rendre la Syrie, la Syrie qu’on a enlevée à Méhémet-Ali sans que pour cela le sultan ait la force de la ressaisir. Bref, il n’y a pas d’homme sensé qui ne reconnaisse que l’intégrité de l’empire ottoman est une pensée qui ne pouvait plus se réaliser que sous une seule forme.

C’était en resserrant dans des limites proportionnées à la faiblesse du gouvernement central le territoire directement gouverné par le sultan, et en permettant que les parties qui échappaient à sa puissance directe fussent gouvernées par des vassaux, par des princes tributaires, qu’on pouvait maintenir à l’égard de l’Europe l’intégrité de l’empire du croissant. Le lien du vassal avec le sultan aurait été encore plus intime et plus solide, s’il y avait eu entre eux identité de vues et de religion. Ainsi Méhémet-Ali remplissait toutes les conditions désirables. Turc par sa naissance, par ses habitudes, par ses mœurs, par ses croyances, il avait en même temps l’esprit ouvert aux idées européennes. Loin d’affaiblir l’empire, il le fortifiait, et il était aussi intéressé que le sultan à le défendre envers et contre tous. Qu’importe à l’Europe la forme de l’empire ? Ce qui importe à ceux qui désirent sincèrement en conserver l’intégrité, c’est qu’aucune des puissances ne puisse être tentée de le morceler