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DE LA CRISE ACTUELLE EN ANGLETERRE.

les radicaux, beaucoup se rappelaient, d’une part, les obstacles insurmontables qu’avaient rencontrés depuis quelques années toutes les réformes proposées par les whigs, de l’autre, la conduite si remarquable de sir Robert Peel lors de l’émancipation catholique. La question ministérielle leur paraissait donc presque indifférente, et, s’ils votaient plutôt pour que contre le cabinet, c’était mollement et froidement.

Je ne sais si parmi les causes du succès des tories il ne faut pas compter aussi la violence déréglée des feuilles ministérielles, du Morning-Chronicle surtout. « Le dé est jeté, s’écriait chaque matin ce journal, et le peuple est prêt à se jeter sur sa proie… L’esclavage était un mal hideux, mais la famine est un mal plus hideux encore… Plus de retard, et que l’odieuse coalition des monopoleurs expie enfin ses crimes… Refuser d’appuyer le ministère dans cette circonstance, c’est agir comme si l’on volait à son voisin une tranche de pain. » De telles phrases et beaucoup d’autres semblables devaient naturellement effrayer les hommes modérés et les rejeter du côté opposé. Il est vrai qu’en revanche certaines feuilles tories, celles du dimanche surtout, n’étaient pas plus mesurées. « Les ministres, disait l’une d’entre elles, sont décidés à tuer l’intérêt territorial ; le meurtre est avoué, et c’est la reine qui le veut. Mais l’Angleterre rira d’une colère impuissante, et ne se laissera pas gouverner, comme au temps de l’autocrate Élisabeth, par les caprices d’une femme. » Aux idylles du Morning-Chronicle sur les vertus et les graces de Victoire Ire, la même feuille répondait en outre par une élégie sur la santé du prince Albert : « Victime infortunée d’un caractère trop violent pour être retenu par le jugement, par la politesse, ou même par les affections privées ; prince malheureux dont les attentions trop exclusives pour sa royale maîtresse détruisent à vue d’œil le bien-être matériel et moral ! » Voilà comme les journaux ministériels parlaient de l’aristocratie territoriale, et les journaux conservateurs de la royauté.

Je le demande, en présence de cette opposition du parti tory tout entier, de ces alarmes des classes agricoles et des industries protégées, de cette résistance des chartistes, de cette froideur d’une partie des radicaux, est-il surprenant que l’agitation marchât à pas lents, et que les cris belliqueux du ministère et de ses organes officiels ou officieux trouvassent peu d’écho dans le pays ? Les journaux ministériels avaient donc beau crier aux armes et enregistrer les meetings formidables qui, selon eux, devaient, « comme la marée montante,