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PHILOSOPHES ET PUBLICISTES MODERNES.

piquantes, importent aussi très peu pour l’ensemble. La faiblesse de l’esprit humain, la nécessité de soumettre nos croyances à la foi et nos actions à un pouvoir légitime, les moyens de forcer les hommes à se soumettre à cette autorité, pour leur bonheur et pour la tranquillité du monde, voilà tout ce qui constitue le système : il dépend tout entier de la théorie du langage, car c’est par elle que le pouvoir de la raison est battu en brèche, et que l’autorité du droit divin est érigée sur ses ruines. M. de Bonald et son école n’ont cessé de soutenir que toute leur philosophie est attachée à cet unique point. Ils ont raison en cela, et il faudrait le prouver contre eux, s’ils n’avaient pas pris tant de peine pour l’établir. Tout ce qu’on pourrait dire sur le droit divin, la noblesse, la censure, les majorats, les jésuites, ne serait qu’une attaque partielle, une guerre de détail, et la philosophie de M. de Bonald se soutiendrait encore quand on l’aurait ruinée dans toutes ces diverses applications d’un même principe ; mais il n’en reste plus un atome, et tout cet édifice est abîmé de fond en comble, si l’on démontre une fois, non pas que le langage a été inventé par les hommes, mais seulement qu’il a pu l’être. La question est là et non ailleurs, question de vie ou de mort pour M. de Bonald et pour l’autre défenseur des mêmes théories, M. de Maistre. Les philosophes de ces dernières années, qui avec eux et derrières eux forment ce qu’on a appelé l’école catholique, ayant en main de belles et magnifiques preuves en faveur de leurs opinions, se sont étudiés comme à plaisir à les rejeter ou à les mépriser toutes pour se borner à celle-là, et il leur a semblé que la cause de la religion et celle de Dieu étaient perdues, si les hommes avaient pu, par leurs propres forces, inventer le langage. Il est évident par cela seul qu’ils ont songé bien plus à attaquer la philosophie qu’à défendre la religion, et la juste punition de leur imprudence, c’est qu’ils ont compromis ce qu’ils voulaient défendre sans pouvoir nuire à ce qu’ils voulaient attaquer.

Quand on vient à considérer de près cette théorie du langage, la faiblesse des preuves à l’appui, la difficulté presque insurmontable de la rendre évidente, fût-elle vraie, on ne sait ce qu’on doit admirer le plus, ou de l’imprudence des chefs de l’école, ou de l’aveugle crédulité de leurs disciples. M. de Maistre a un si grand style, une allure si noble et si fière, il montre tant de confiance à prendre pour axiomes les paradoxes les plus hardis, qu’il ôte quelquefois le temps de réfléchir ; et pour M. de Bonald, à défaut de bonnes raisons, il accumules les mauvaises avec tant d’art, il les présente et les retourne