Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 27.djvu/539

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
535
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES MODERNES.

gage fait disparaître la difficulté, c’est qu’évidemment ils ne se retrouvent plus eux-mêmes dans le labyrinthe qu’ils ont construit ; car, si ce n’est pas une faculté naturelle que les signes sont compris, c’est par un miracle renouvelé chaque fois ; et qu’importe pour moi que le mot qui me donne une idée provienne ou non d’une révélation faite à un autre ? « Nulle langue n’a pu être inventée, dit M. de Maistre, qui résume ainsi leur dernière objection, ni par un homme qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre. » C’est, en effet, une idée fort bizarre, et dont M. de Maistre a tiré un grand parti dans ses Soirées de Saint-Péterbourg, que de représenter les hommes réunis en une sorte d’académie avant la formation du langage, et délibérant (c’est son mot) sur la manière dont ils s’y prendront tout à l’heure pour communiquer ensemble, quand ils en auront trouvé le moyen. Tout le monde sait de reste qu’on délibère pour constater ou pour rectifier l’usage d’une langue, et non pas pour la former. Il ne s’agit pas davantage d’obéissance, ni de langage imposé par un homme à ses semblables. Ce n’est que chez M. de Maistre et chez M. de Bonald qu’il peut être question d’une langue qu’on invente tout d’un coup, et qu’on impose ainsi à un peuple. Les langues (si elles se font) se font peu à peu et s’imposent peu à peu, et personne ne les a faites, par la raison que tout le monde a concouru à les faire. Un mot nouveau que quelqu’un introduit n’a pas besoin, pour passer dans l’usage, de l’autorité de son inventeur. Il suffit tout simplement que le mot soit utile, quelquefois qu’il soit agréable, et souvent même qu’il soit nouveau.

On peut relire les Recherches philosophiques et la Législation primitive. Bien que M. de Bonald y revienne à chaque pas sur l’origine du langage, on n’y trouvera pas d’autres argumens à priori que les quatre qui précèdent, sans cesse reproduits sous des formes différentes. Il est vrai que M. de Bonald et M. de Maistre, outre leur thèse philosophique, soutiennent aussi, en fait, que l’homme n’a pas inventé le langage, et le prouvent par des raisons empruntées à l’histoire et à la philologie ; mais la question, tournée de ce côté, ne présente plus les mêmes conséquences, et l’homme pourrait fort bien être capable d’inventer le langage, quand il serait vrai qu’il ne l’a pas inventé. Du reste, M. de Bonald n’est pas plus difficile en critique qu’en philosophie, et les affirmations hasardées ne lui coûtent rien. Suivant lui, c’est une vérité incontestable que toutes les langues viennent d’une source unique, comme toutes les races d’hommes d’une même souche. Les savans et les philologues disputent encore sur