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LA RUSSIE DU MIDI ET LA RUSSIE DU NORD.

demande que ma liberté. Le gentilhomme accepte le contrat. Le marchand paie des sommes énormes. Enfin une bonne veine arrive : le grand seigneur perd son domaine, et l’heureux serf est libre.

Dans toutes les contestations qui s’élèvent entre les Allemands et les Russes, le gouvernement favorise autant qu’il peu ces derniers. Les grands emplois des provinces de la Baltique sont encore occupés par les Allemands ; mais les douaniers, les agens de police placés sur la frontière et la plupart des soldats cantonnés dans le pays, sont russes. La langue russe commence aussi à se répandre dans l’intérieur des provinces. Tous les employés du gouvernement doivent être en état de parler cette langue. Tous les soldats lettes, esthoniens, incorporés aux régimens russes, l’apprennent pendant leurs années de service. Il y a un maître de langue russe à l’université de Dorpat, et en vertu d’une ordonnance de 1839 il doit y en avoir un dans chaque gymnase et dans chaque école. À partir du mois de décembre 1846, pas un élève ne sera reçu à l’université de Dorpat, pas un étudiant n’obtiendra le titre de docteur, pas un prêtre ou un médecin ne sera placé, s’il ne sait le russe.

Ainsi soutenue par le gouvernement, encouragée par le succès de son travail et de son industrie, la population russe acquiert sans cesse plus de développement dans les provinces de la Baltique. Il y a un demi-siècle que l’on rencontrait à peine quelques Russes à Mittau ; aujourd’hui, on y en compte plus de quinze cents. Depuis un demi-siècle, les rues de Riga sont peuplées de boutiques russes ; les faubourgs de la ville, brûlés en 1812, ont été rebâtis avec un luxe incroyable par des Russes, et la ville de Narva est à présent aussi russe qu’allemande.

Nous avons rapporté, sans y joindre de réflexions, les principaux faits contenus dans les deux ouvrages du voyageur allemand. Ses récits ne peuvent cependant être admis qu’avec de notables réserves. Évidemment, M. Kohl est très dévoué à la Russie, et cela seul doit nous tenir en garde contre tout ce qu’il raconte sur la prospérité et le développement de cet immense pays. Il ne peint d’ailleurs qu’une des faces de l’administration russe. Il nous la montre active, intelligente, cherchant avec habileté les moyens les plus sûrs d’arriver à son but, et les employant avec persévérance ; mais il ne parle pas de ses intrigues, de ses petitesses, de la sotte vanité qui la domine, des ressorts misérables qui souvent la font mouvoir, et surtout de sa vénalité, cette plaie hideuse qui la ronge, qui atteint tous les degrés de la hiérarchie administrative, et qui souvent entrave dans l’ombre empestée d’un bureau la volonté même des ministres et la justice de l’empereur. Le tableau de M. Kohl n’est donc pas complet. Nous ne voyons que le côté imposant de cet empire de Russie, qui étend d’un hémisphère à l’autre ses bras de géant ; nous ne voyons pas les profondes sollicitudes qui l’agitent, les efforts qu’il est obligé de faire pour maintenir dans leur ensemble les parties incohérentes de son immense édifice, les heures d’abattement où il s’interroge lui-même avec anxiété sur sa force et sur son avenir. La même raison qui a porté M. Kohl à dissimuler le mal peut bien aussi lui avoir fait exagérer le bien. Cependant il y a dans son livre plusieurs