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dit M. de Châteaumur. — Que Dieu le conduise ! dit le marquis : nous boirons à sa santé, car que ne vous dois-je pas, mes voisins et mes amis, pour le soulagement que vous m’avez donné dans ma solitude ? J’apprenais vos belles actions, et mon cœur battait, pour ainsi dire, à chaque coup de canon ; j’étais, par la pensée, au milieu de vous ; j’étais avec mon fils à Coron, j’étais avec M. de Torchebœuf quand il enleva la redoute de Mortagne, s’élançant au cri : Tue, les républicains ! — Le marquis s’était animé : — Vous ne dites rien, monsieur de Torchebœuf ; il faut pour ce coup que je vous embrase.

Il se leva pour aller à lui avec cette lenteur incertaine des aveugles. M. de Vendœuvre le retint sans savoir que dire. Un vieil officier, embarrassé de ce silence et de ces excuses, dit d’un ton brusque : — Torchebœuf est mort ! — Le marquis s’arrêta et fit le salut militaire : — Il est mort, honneur à lui !

Il se rassit et reprit un peu après : — En effet, je savais mieux que vous ce qui se passait là-bas, et j’aurai de quoi vous faire rougir tous de modestie. Buvons donc messieurs, à la santé des braves, ces dernières bouteilles du meilleur vin qui me reste. Mais avant tout, messieurs… Il se leva et, haussant son verre : — À la santé de notre jeune roi !… Que le Seigneur, qui l’a miraculeusement délivré, lui donne victoires sur victoires et le porte, de sa main puissante, jusque sur le trône de ses ancêtres ! Le roi est mort, vive le roi !

L’enthousiasme gagna les officiers ; ils choquèrent leurs verres en criant : Vive le roi ! Le marquis reprit : — Que son auguste mère, entourée de Français fidèles, puisse à jamais oublier ses malheurs ! — Vive la reine ! s’écrièrent les officiers. M. du Margat, le bras tendu, le verre à la main, cria encore une fois après les autres : Vive le roi ! Ce vin généreux l’avait échauffé, il avait les yeux humides, et, tandis qu’il regardait fixement le marquis, une grosse larme tomba dans son verre. — Et maintenant, continua le marquis, buvons à ces illustres chefs que je voudrais serrer dans mes bras à MM. de Lescure, Bonchamps et Cathelineau !

Or, Cathelineau, Lescure et Bonchamps étaient morts ; les verres se choquèrent en silence.

— À vous, Châteaumur ! à vous, Thianges ! à vous, messieurs de Rivarennes et de Montglas !

MM. de Rivarennes et de Montglas avaient été écrasés, avec toute leur troupe, à Nantes, dans un retranchement. M. de Châteaumur fut obligé de pousser les officiers immobiles à ce toast.

— À vous encore, mon brave Crugy !