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MADEMOISELLE DE LA CHARNAYE.

On fit encore silence autour de la table dégarnie. Crugy avait été pris par les bleus et fusillé.

— À vous tous enfin, dont le bras a été de quelque secours à mon roi ! s’écria le marquis dans son transport. En cette qualité, messieurs, vous permettrez à un père de se souvenir, après les plus dignes, d’un fils bien-aimé qui fait sa gloire. — Et il ajouta d’une voix fière et sonore : — À Gaston de La Charnaye !

Mlle de La Charnaye, déjà si pâle, pâlit encore en regardant son père. À ces derniers mots, les cœurs fondirent, les larmes se firent passage et coulèrent de tous les yeux.

On se remit ensuite à parler de la guerre, quoique ces messieurs fissent tous leurs efforts pour en écarter la conversation. M. de Vendœuvre sentit la convenance de ne pas prolonger une scène si pénible à Mlle de La Charnaye, que tant d’émotions devaient accabler. Il en conféra tout bas avec M. de Châteaumur. On convint de prétexter, chacun de son côté, des affaires particulières, des commissions dans diverses paroisses, pour se retirer au plus tôt.

En ce moment, un domestique vint dire quelques mots à Mlle de La Charnaye, qui avertit tout bas M. de Vendœuvre qu’un homme de l’armée venait d’arriver dans la cour et demandait à parler à ces messieurs. Cet homme, qui était des leurs, et qu’on avait laissé pour mort aux environs de Saint-Florent, avait rencontré dans la déroute un gentilhomme des environs, M. de Vieuville, qui l’avait chargé de rejoindre ses chefs et de répandre dans les châteaux, notamment à Vauvert, les nouvelles de la guerre. Ces nouvelles étaient épouvantables. Le passage de la Loire s’étant effectué le 16 novembre, les bleus allaient envahir le pays laissé sans défense. Les terribles colonnes infernales, chacune de douze cents hommes, devaient partir de divers points et sillonner le Bocage en tout sens, saccageant, brûlant, exterminant les hommes et les habitations. Le plan était déjà mis à exécution. Le paysan racontait des détails effroyables : on brûlait les bois, on pillait les fermes, on égorgeait les enfans et les femmes. Caché dans les genêts, il avait vu lui-même des choses horribles, et notamment des soldats ivres qui passaient, après l’incendie d’un village, avec des lambeaux de chair humaine à la pointe de leurs baïonnettes. M. de Vieuville mandait expressément qu’une de ces colonnes, qui marchait dans la direction de Vauvert, n’en devait plus être qu’à trois journées. Déjà ces nouvelles couraient et jetaient l’épouvante de village en village.

M. de Vendœuvre fit appeler ses compagnons successivement, et,