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pauvre enfant ! j’ai le courage de me plaindre, et je ne songe point que c’est toi qui souffres le plus, toi qui es faible et si peu accoutumée à ces fatigues ; tu dois avoir bien mal dormi cette nuit, et voilà des journées bien au-dessus de tes forces. Courage, ma fille, nous trouverons enfin quelque chariot dans ce maudit pays, et, une fois à Bressuire, nous sommes hors de peine. — Elle saisit cette occasion de lui dire qu’ils étaient obligés de faire de grands circuits, et elle eut encore le courage de colorer de divers prétextes tout ce qui pouvait sembler étrange au vieillard ; mais le moindre bruit, la chute d’une feuille, le vol d’un courlis, le cri d’un geai, lui coupaient la parole et la glaçaient d’épouvante.

Ils arrivèrent sur la lisière du bois, où il y avait un chemin assez large, profondément sillonné par les charrettes ; mais, craignant d’y être trop en vue, Mlle de La Charnaye prit un sentier qui le longeait derrière une haie, et que les piétons avaient pratiqué durant les temps d’hiver, où le grand chemin était inondé. Mlle de La Charnaye était exténuée. Des marches longues et pénibles, sans sommeil et sans repos, des secousses violentes, de mortels accès de terreur, tout avait concouru à l’accabler. De plus, elle n’avait rien mangé depuis vingt-quatre heures, parce qu’elle donnait à son père le peu de vivres qu’elle avait pu se procurer. Elle n’avait pas senti d’abord ce besoin dans l’état de fièvre où elle était ; mais ses forces étaient vaincues, elle avait les pieds enflés et tout le corps endolori ; son père, malgré ses efforts, l’accablait encore en s’appuyant sur son bras ; elle tomba dans une extrême faiblesse et vit le moment où elle ne pourrait plus marcher. Elle se souvint qu’il lui restait un peu de pain de la veille, qui pourrait la soutenir ; il y en avait moins qu’elle ne pensait, et ce n’était qu’une méchante croûte de pain noir. Elle demanda donc à son père s’il avait faim ; le marquis dit qu’il mangerait volontiers, et qu’il avait même grand appétit ; elle répondit qu’elle n’avait que très peu de chose, que, pour elle, elle pouvait attendre qu’ils eussent trouvé mieux, et elle lui donna le morceau de pain tout entier.

Pour comble de misère, une pluie drue et froide commença de tomber ; déjà vêtue assez légèrement pour la saison, elle en était toute percée ; elle avait laissé son mantelet au refuge ; dans le trouble du départ. En outre, l’inquiétude la gagnait sur l’issue du chemin qu’ils avaient pris ; elle regardait au loin ces taillis impénétrables qui en couvraient les détours, elle se demandait s’il ne valait pas mieux se réfugier sous ces arbres et attendre qu’une bonne ame passât. Tout à coup elle demeura sans pouls et sans haleine ; le marquis s’était arrêté