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l’auteur a en vue, la sotte vanité de ceux qui, en bien plus grand nombre, veulent à toute force reconnaître des gens qu’ils n’ont jamais connus, enfin cette crédulité si vainement raillée ou maudite du public indifférent, propagent bien vite de faux bruits. Il est inutile de dire que la critique ne doit pas les répéter, à peine devrait-elle les savoir. Nous croyons qu’il y a dans le roman de M. Sue des types et non pas des portraits. Ainsi Mlle de Maran, avec ce langage dédaigneusement trivial que M. de Richelieu mit le premier à la mode, peut rappeler des souvenirs à tous. Je ne sais rien de plus vrai et de plus joli que son mot en entrant à l’Opéra : « Il doit y avoir ici toute la fleur des pois de la banque ; c’est riche à faire peur aux honnêtes gens. » Puis, comme M. de Lancry lui parle des chances funestes des opérations financières, des désastres soudains de la Bourse : « Il ne manquerait plus, ajoute-t-elle, que de voir ces gens-là riches à perpétuité ; ce serait d’un joli exemple pour les autres malfaiteurs. » Presque tout le rôle est écrit de cette façon ferme et enjouée, qui rappelle la bonne manière française de Lesage dans son inimitable chef-d’œuvre de Turcaret. Il n’y a qu’une seule scène où Mlle de Maran dépasse un peu les bornes qu’elle doit s’imposer elle-même, malgré les privautés de son rang et de son âge : c’est la scène où elle apostrophe M. Lugarto d’une façon si foudroyante sur le blason qu’il s’est fabriqué. On est trop porté, dans le roman, à forcer l’expression des visages toujours calmes et reposés des gens du monde ; et puis, c’est une remarque bien puérile, mais je suis fâché que Mlle de Maran, qui montre dans l’art héraldique de si grandes connaissances, veuille voir, comme elle le dit elle-même, un exemple de blason unique dans les macles des Rohan.

Au reste, cette légère faute contre la science d’Ulson de la Colombière et du père Ménestrier est largement compensée chez M. Sue par une connaissance bien réelle du monde, et surtout par un véritable amour pour les choses de l’élégance et du bon ton. Il est amusant et curieux de voir la littérature, après avoir tant fait contre l’aristocratie au temps de sa puissance, lui ouvrir maintenant un asile et pousser même jusqu’à l’empressement son accueil hospitalier. M. Eugène Sue se sent attiré vers la distinction partout où elle se trouve : on ne peut pas nier que cette disposition si louable en elle-même n’ait ses périls et ses écueils. La science du monde, si elle n’est pas présentée avec des ménagemens infinis, est un peu comme celle dont nous parlions tout à l’heure, la science de la femme : elle met l’auteur à découvert et fait chercher jusque dans les habitudes de sa vie l’explication des fautes qu’il peut commettre contre l’exactitude ou contre le goût. M. Sue nous a paru se tirer fort bien de ces dangers. Peut-être donne-t-il un peu trop de soin à la peinture de l’élégance matérielle. Il y a des pages à dilater le cœur d’un sellier, d’autres à faire lire à un tapissier pour son instruction, d’autres à former le goût d’un tailleur. Et cependant tout ce luxe amuse ; on aime à voir rouler sur le sable fin des avenues les voitures armoriées, on s’intéresse à l’inventaire de tous les meubles que renferme l’hôtel de Rochegune ; enfin la description des vêtemens et des tentures vous fait éprouver un peu du