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REVUE LITTÉRAIRE.

plaisir qu’on sent à la vue de ces étoffes vénitiennes dont Véronèse fait si bien briller les riches reflets. Toutes ces splendides décorations servent à un théâtre dont les acteurs sont choisis parmi les plus nobles et les plus brillans. M. Eugène Sue place son drame aux derniers jours de la restauration. La loge des gentilshommes de la chambre n’a pas encore été remplacée à l’Opéra par celle où les membres du Jockey-Club étalent leurs célébrités financières. Il existe encore un monde compacte et homogène, où la division ne s’est pas glissée. Puis la révolution de juillet arrive, et, après les premières épouvantes ensevelies sous les ombrages des parcs, on voit se rassembler peu à peu sur le terrain neutre des ambassades grand nombre de précoces émigrés revenus de leur exil d’une saison. Quelques-uns vont même jusqu’à risquer de poser leur talon rouge sur le tapis foulé par la botte du garde national. Dans une lettre fort amusante de Mme de Richeville, il y a un tableau où toutes ces nuances sont très finement rendues. Au reste, on ne doit pas s’exagérer le mérite de tous ces détails de la vie mondaine : ceux qui appartiennent purement à l’ordre moral donnent souvent sujet à des railleries ou à des contestations ; ceux qui appartiennent en quelque sorte à l’ordre physique peuvent produire aux yeux du public des effets bizarres et peu goûtés. Qu’on se souvienne du fameux plat de l’École du Monde. Il faut se défier de toutes les éruditions, il n’en est pas une qui n’ait son pédantisme.

Nous voudrions pourtant ne pas avoir à adresser d’autres reproches à M. Sue que cette exactitude trop scrupuleuse à reproduire des usages sans importance, cette affectation trop sensible à mettre en évidence des bagatelles qu’on doit savoir laisser de côté ; mais il y a dans Mathilde des défauts plus graves qu’il est impossible de passer sous silence. Le style de ce roman échappe la plupart du temps à toute espèce d’appréciation littéraire. Habituellement, c’est une causerie verbeuse ; par instans c’est une déclamation sentimentale ; excepté dans les rares passages que nous avons indiqués, les mots n’ont jamais cette signification précise et cette physionomie pittoresque qui donnent à un livre de la couleur et de la vie. Cependant M. Sue est bien loin d’avoir pour le style le dédain que semblent affecter plusieurs romanciers ; il a très souvent au contraire des tendances vers ce qui exige le plus de soin et le plus de délicatesse dans l’art d’écrire. Il y a dans Mathilde des passages où l’auteur ne s’est proposé rien moins que d’imiter La Rochefoucauld et La Bruyère. Le récit est quelquefois coupé par des maximes sur l’amour, sur la vanité, enfin sur tous les sujets qui ont exercé les esprits les plus ingénieux des meilleurs siècles de notre littérature. Ces tentatives ne sont pas heureuses. Là où l’on devrait reconnaître le résultat d’une méditation laborieuse, d’une existence sagement ménagée, on sent l’influence du travail hâtif qu’impose la presse, du mouvement presque fébrile de sa funeste activité. Le roman de Mathilde, comme presque tous les romans-feuilletons, semble, par son style, le produit d’une sorte d’improvisation bâtarde, qui n’a même pas les tours énergiques et les effets inattendus de la véritable improvisation. On y ren-