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LE PARATONNERRE.

raîtrions pas importuns, et, sur cette assurance, j’ai cru pouvoir accepter une place dans sa voiture ; j’espère…

L’étonnement où me jeta cette manière effrontée de s’excuser à mes dépens m’empêcha d’entendre le reste de la phrase. Je fus sur le point de démentir mon compagnon, mais souvent l’effet d’une imposture hardie est de couper la parole à qui pourrait la démasquer. C’est ce qui m’arriva ; je restai muet et l’air assez niais, je suppose, tandis que mon ami Maléchard, se repliant sournoisement sur les derrières, me laissait ainsi exposé en première ligne à la visible mauvaise humeur de la maîtresse de la maison. Cependant, quelque habilement exécutée qu’eût été cette manœuvre, Mme Richomme n’en fut pas la dupe ; je le devinai au sourire dédaigneux qui vint effleurer ses lèvres, et je lui sus gré de cette clairvoyance.

Les sots ont du bon. Si d’ordinaire ils se jettent malencontreusement à travers les conversations les plus intéressantes, parfois aussi interviennent-ils à propos au milieu d’un entretien embarrassant. Au moment où je commençais à me demander si ce que nous avions de mieux à faire n’était pas de repartir pour Paris le soir même, M. Richomme me prit par le bras et m’attira près d’une fenêtre pour me montrer les cimes des glaciers de l’Oberland, que teignaient en rose les derniers rayons du soleil.

— Eh bien ! monsieur le Parisien, me dit-il avec une fatuité railleuse, ceci ne vaut-il pas les brouillards de la Seine ?

Les deux Helvétiens d’un âge mûr, participèrent par un sourire de supériorité à ce propos qui flattait leur patriotisme. Évidemment le goût de l’ex-fournisseur pour les beautés de la nature tenait par un lien étroit à ses affections de propriétaire ; ailleurs que sur son domaine, il n’eût pas songé à critiquer le soleil de Paris. Je n’essayai pas de froisser dans son épanouissement cette vanité innocente ; le spectacle offert à mon admiration la méritait en réalité, et j’y donnai des éloges sans réserve. Toutefois mon attention n’était pas tellement captivée par les charmes pittoresques du paysage, que l’action de mes sens se trouvât paralysée. Parmi les avantages physiques dont j’ai le droit de me prévaloir, il faut mettre au premier rang la finesse de l’ouïe. J’entends souvent sans écouter, à plus forte raison quand j’écoute. Or, je dois l’avouer, en ce moment mes oreilles étaient au moins aussi ouvertes que mes yeux, et, tout en contemplant la Jungfrau, j’abusais indiscrètement de la perfection de mes nerfs auditifs pour surprendre les paroles que Mme Richomme et mon compagnon de voyage échangeaient à demi-voix, à quelques pas de moi.