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elle se tourna vers le roi, et attachant sur lui un regard qui commandait l’attention, elle prononça les paroles suivantes[1] :

« Il y a long temps que nous faisons le mal et que la bonté de Dieu nous supporte ; souvent elle nous a châtiés par des fièvres et d’autres maux, et nous ne nous sommes pas amendés.

« Voilà que nous perdons nos fils ; voilà que les larmes des pauvres, les plaintes des veuves, les soupirs des orphelins les tuent, et nous n’avons plus l’espérance d’amasser pour quelqu’un[2].

« Nous thésaurisons sans savoir pour qui nous accumulons tant de choses ; voilà que nos trésors restent vides de possesseur, pleins de rapines et de malédictions[3].

« Est-ce que nos celliers ne regorgeaient pas de vin ? Est-ce que nos greniers n’étaient pas combles de froment ? Est-ce que nos coffres n’étaient pas remplis d’or, d’argent, de pierres précieuses, de colliers et d’autres ornemens impériaux ? Ce que nous avions de plus beau, voilà que nous le perdons[4]. »

Ici les larmes qui, dès le début de cette lamentation, avaient commencé à couler des yeux de la reine, et qui, à chaque pause, étaient devenues plus abondantes, étouffèrent sa voix. Elle se tut et resta la tête penchée, sanglotant et se frappant la poitrine[5] ; puis

    cap. xxxi, Volsunga saga, cap. XXIX, et tout le recueil intitulé Nordiska Kämpa dater.

  1. Ait ad regem. (Greg. Turon., Hist. Franc., lib. V, cap. XXXV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 253.)
  2. « Ecce jam perdimus filios ; ecce jam eos lacrymæ pauperum, lamenta viduarum, suspiria orphanorum interimunt ; nec spes remanet cui aliquid congregemus. » (Ibid.)
  3. « Thesaurizamus nescientes cui congregamus ea. Ecce thesauri remanent a possessore vacui, rapinis ac maledictionibus pleni. » (Ibid.)
  4. « Numquid non exundabant promptuaria vino ? Numquid non horrea replebantur frumento ? Numquid non erant thesauri referti auro, argento, lapidibus pretiosis, monilibus, vel reliquis imperialibus ornamentis ? Ecce quod puicrius habehannus, perdimus. » (Greg. Turon., Hist. Franc., lib. V, cap. XXXV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 253.) — Il est difficile de croire que ce discours, si plein d’accent et de mouvement, soit une amplification de l’historien ; Grégoire de Tours n’a pas le défaut de déclamer sous le nom de ses personnages ; il leur fait dire les paroles qu’il avait lui-même entendues ou que l’opinion des contemporains leur attribuait. Or, si le discours de Frédégonde fut, comme il y a lieu de le penser, reproduit d’après des ouï-dire, on ne peut en expliquer le caractère que par l’induction qui précède.
  5. Hac effata regina, pugnis verberans pectus… (Greg. Turon., Hist. Franc., lib. V, cap. XXXV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 253.)