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LE DOCTEUR HERBEAU.

sortie. Celui-là sentait l’étable moins encore que l’écurie. La grande occupation de son existence, le but le plus direct de sa destinée, était d’élever des chevaux, de propager la pure race limousine. Il vivait avec ses poulains, il les appelait ses enfans, et une belle jument poulinière avait à ses yeux plus de prix que la plus belle femme du monde. Que Mme Riquemont fût malade, il s’en inquiétait peu, tant la santé de ses élèves absorbait sa sollicitude. Une mollette troublait son sommeil, un javart lui donnait la fièvre. Excellent agronome d’ailleurs, habile horticulteur, chasseur intrépide ; nature abrupte, mais active ; esprit borné, mais doué d’une rare intelligence pour tout ce qui ne sortait pas de sa juridiction, il augmentait chaque année ses revenus, méprisait souverainement les écrivains et les poètes, jetait au feu les livres de Mme Riquemont, sous prétexte que les romans perdent les femmes, raillait impitoyablement toute science qui ne traitait pas de l’agronomie ou de l’hippiatrique, et ne trouvait pas que la pensée put avoir un plus bel emploi que celui qu’il en faisait lui-même. Il avait quarante ans, des traits durs, mais honnêtes, un appétit féroce et presque toujours une gaieté brutale, trop grossière pour blesser ses victimes, mais assez lourde pour les assommer.

Mlle Louise de Marsanges, riche héritière de la Creuse, échappait à peine aux joies de l’enfance, lorsque M. Riquemont l’avait demandée en mariage. Elle était orpheline et n’avait plus qu’une grand’mère, qui ne voulait pas mourir avant d’avoir assuré la destinée de sa petite fille. M. Riquemont jouissait dans tout le pays d’une belle réputation de probité et d’esprit ; de probité, parce qu’il ne volait personne ; d’esprit, parce qu’il faisait fortune. Mme de Marsanges était bien vieille et sentait approcher l’heure de la séparation éternelle. Tremblant pour l’avenir de Louise, elle fit passer son effroi dans le cœur de la jeune enfant. Louise comprit en pleurant que la mort de sa grand’mère la laisserait seule, sans appui, sans soutien, et, moins cependant pour prévenir le malheur qu’on lui laissait entrevoir que pour rasséréner les derniers jours de sa vieille amie, elle accepta la main qui lui était offerte. Quelques semaines après le mariage de Louise, Mme de Marsanges emporta au ciel tout le bonheur de sa petite-fille.

Louise était une nature élégante, fine et délicate : mélange d’espiéglerie charmante et de douce mélancolie, car l’enfance folâtre n’était pas morte en elle, et déjà son cœur s’ouvrait aux rêveries de l’inquiète jeunesse. Le premier mois de son séjour à Riquemont ne fut pas sans charme pour elle. M. Riquemont lui montra avec orgueil ses